Avigdor Arikha


Avigdor Arikha

Peinture et regard (Hermann Éditeurs, 2011)

Après Nicolas Poussin, je continue avec Arikha. Le saut est immense d’un peintre classique du 17ème siècle vers quelqu’un né en 1929 et mort en 2010. Le recueil de lettres de Poussin contient des témoignages de ses confrères de l’époque et un essai de  Arikha. Celui-ci, auteur du livre Peinture et regard (Hermann Éditeurs, 2011) est, en fait, un vrai érudit de la question artistique et, allant « à l’encontre de mon instinct de peintre[1] écrivant souvent sur des artistes… » (Arikha, p. 7). Je ne vais pas m’intéresser ici à ces écrits sur Poussin, Ingres, Degas ou Morandi mais plutôt sur la deuxième partie : Propos sur l’art, divisé en plusieurs articles, notes de cours ou conférences.

Peinture et regard (publié dans Les Lettres nouvelles, 1966)
« En peignant, le peintre est seul. Sa peinture est séparée de ce qui l’entoure. On contemple le tableau et c’est comme si l’on regardait quelqu’un dans les yeux. Ce n’est pourtant que la main du peintre qui transparait. Sa main opère. Son œil  suit. La main va, aveugle, source du regard. » (p. 260)
« Le peinte à l’œuvre : il est emporté. La tête intervient, c’est l’arrêt. La main reste seule, c’est l’arrêt. Emporté il n’est ni passé, ni présent, mais uniquement ce qu’il peut y avoir de vrai en lui. » (p. 261)
Ce passage est d’une extrême importance : ni conscient, ni complètement inconscient (ou corporel). C’est comme un état second, le moment de la création qui emporte, qui n’est ni passé ni présent…


Projet pour une réforme de l’enseignement des beaux-arts (rapport rédigé en 1971 pour le ministre des Affaires culturelles, Jacques Duhamel)

Même si je ne suis pas tout à fait d’accord avec ses propositions et son projet… Peut-être ce n’est pas ça : depuis que ce projet à été écrit cet enseignement à bel et bien changé et, sous certains aspects, selon le plan de Arikha. Par contre, la note préliminaire qui retrace un peu l’histoire et la problématique de l’enseignement des beaux-arts est très éclairant.
« En principe, l’art ne s’apprend pas. Il est dans l’être. » (p. 263)

Référence directe au « rameau d’or de Virgile que nul ne peut trouver ni cueillir s’il n’est conduit par la fatalité. » (Poussin, p. 175) : « Ce qu’il [le jeune artiste] aura à dire, en l’occurrence à peindre, son rameau, personne ne le lui donnera. Mais la technique, c’est-à-dire les matériaux et la grammaire plastique, « se démontrera la palette à la main » [Delacroix]. Quoique, come pour le pianiste, la technique ne soit pas le piano. » (p. 264)

« Facile à enseigner à partir d’une idée standardisée de l’art (…), et alors une suite de recettes, la technique devient dans son individualisation partie intégrante du style, sa peau. » (p. 265) Cette phrase me donne enfin l’opportunité de contextualiser un exemple que j’avais très envie d’utiliser depuis très longtemps… Bob Ross !  J’écrivais le 20 novembre 2018 « Bob Ross - un sujet très intéressant. C'est un peintre américain qui enseigne à peindre dans des programmes de télévision qui durent moins de 30 minutes. Effectivement, il peint un tableau pendant ce temps tout en expliquant comment il le fait: https://www.youtube.com/watch?v=VlucWfTUo1A 
Il est l'exemple parfait qui montre où se sépare le savoir, le savoir-faire et la technique de la création. Il ne doute pas. »  Il ne doute pas parce qu’il a une recette. Pour moi, le type de peinture qu’il fait est pratiquement identique aux paysages des zones touristiques de toute ville : que ce soit Montmartre à Paris ou les parcs de Quito ou Chisinau. C’est le joli paysage qui contient (obligatoire !!) un arbre bizarrement touffu.  Minimum un, car Bob Ross dit que l’arbre, lui aussi, a besoin d’un ami, voir deux ou trois. Montagne… Coucher de soleil… Un lac où se reflètent l’Arbre et ses copains… Etc. Facile à enseigner, facile à apprendre. C’est un standard que tout le monde apprécie… Mais enfin, ce n’est pas de ce type d’art qu’on parle ici…

« Courbet disait : « Je nie l’enseignement de l’art » ; il a pourtant eu des élèves. Nous pouvons deviner le mécanisme de cette contradiction : le « rameau d’or » laissé de côté, seuls le métier et l’idée (théorie) sont enseignés. (…) Ces deux certitudes dont l’une, la technique, est concrète et empirique et l’autre, l’idée, abstraite et fugace, ont régi et dérouté l’enseignement des beaux-arts, parce que l’idée érigée en dogme l’a emporté. » (p. 265)

Long passage sur l’art au service de l’état et la naissance de l’académie : «  « L’Académie des beaux-arts a été fondée pour maintenir les principes et les doctrines et l’excellence de l’art français » (Mémoire de l’Académie des beaux-arts du 6 janvier 1864, adressé à l’empereur Napoléon III, p. 267) 
« Aux certitudes défuntes, d’autres certitudes ont toujours succédé. Mais la qualité de souffle qui est celle de l’art ne s’accommode guère de la certitude : le souffle est incertain, et l’artiste se cherche par l’incertain. C’est là son « rameau », car ce qui est certain n’est que ce qui a été déjà dit. » (p. 267)   !!!!!!!!
 « Toujours « au milieu d’écoles », les jeunes futurs artistes viennent au monde de plus en plus désorientés par la grandissante confusion qu’il y a entre art et objet, entre mode et modernité. Ce qu’il ou elle aura à dire et qui ne peut pas être appris, exige ce détour par cette mise en échec des dons naturels (évidemment indispensables) des candidats. Cette mise en échec est à l’artiste ce que la forge est à l’acier.
La forge, c’est le feu. Il importe donc que les initiateurs, les professeurs, initient pendant qu’il brule.
L’enseignement devrait permettre l’accès à tout ce qui, par la pratique et la connaissance, éclaire et enflamme la poussée créatrice enfouie de jeunes gens doués par la nature pour l’art, dans toute sa diversité. » (p. 269)

Sous-chapitre Propositions : « … étant donné le caractère complémentaire de la théorie et de la pratique, il serait bon de pouvoir réorganiser les ateliers en fonction de cette indispensable dualité. La théorie est, en effet, la part de spéculation lucide qui ne peut qu’aiguiser le désir du senti. Parce qu’il est engagé dans le senti, l’artiste se trouve toujours en péril et obligé de définir et formuler le chemin déjà parcouru. C’est comme le jour naissant de la nuit, mais le travail de l’artiste est nocturne. La théorie est importante[2] parce qu’elle permet, en la dépassant, de se dépasser. L’enseignement méthodique des théories et écrits d’artistes est de première importance car il nous accorde une vue cavalière sur les révolutions de l’art autour de l’homme. » (p. 271)





De la prière à la peinture (discours, 1989)

Texte difficile parce que je ne connais rien a judaïsme et à la Thora…
« La méditation visuelle est essentielle dans le taoïsme et le bouddhisme zen. La mystique juive, en revanche, a plutôt pratiqué une méditation intériorisé, une méditation les yeux clos. « Le secret de l’œil  clos et de l’œil  ouvert, c’est que l’œil  voit le miroir lumineux et l’œil  ouvert voit le miroir qui n’est pas lumineux, d’où il résulte que la vision ouverte du miroir non lumineux, c’est voir, et celle du miroir lumineux à l’œil  fermé, c’est savoir. » (Le Zohar, Gvanim veorot)
Voir n’est donc pas considéré ici comme source de savoir. » (pp. 355-356)

« Dessiner ou peindre sur le vif » : « Il s’agit plutôt d’une étude à tâtons, accomplie dans un état second, de non-savoir, mais de sentir. C’est une sorte d’acte révélateur qui entretient une parenté avec l’acte mystique, mais aussi avec l’observation scientifique. » (p. 357)


Ut lingua pintura (Revue des Deux Mondes, Paris, 2004, pp. 169-173)

« Ut pictura poesis est une expression latine qui signifie littéralement « comme la peinture, la poésie », c'est-à-dire « la poésie ressemble à la peinture ». Elle est tirée d'un vers de l'Art poétique d'Horace1. Elle est devenue, surtout depuis la Renaissance, un thème incontournable de la critique littéraire et artistique sur la correspondance des arts.
Il [Lessing] prend pour exemple le groupe sculpté hellénistique du Laocoon du Vatican, inspiré d'une scène du chant II de l’Énéide de Virgile et déclare : « Le poète travaille pour l’imagination, et le sculpteur pour l’œil. Ce dernier ne peut imiter toute la réalité qu’en blessant les lois du beau ; il ne reproduit qu’une situation, qu’un instant, tandis que le poète développe l’action tout entière. » »

« Les premiers pas dans la formation du peintre, tout comme dans celle du pianiste, consistent à apprendre à maitriser sa main, à développer ses gestes à partir du poignet. À tenir le pinceau ou le crayon, afin de pouvoir exécuter les moindres détails sans effort. Il en est allé ainsi dès l’aube de l’art, lequel a toujours été pratiqué par des individus doués d’une pulsion naturelle conjuguée au pouvoir d’exécution découlant de la parfaite coordination entre l’œil  et la main, sans laquelle les arts plastiques n’auraient pas existé. L’œil  sans la main douée ne peut donc rien. C’est la main qui trace ce que l’œil  voit. » (p. 416) Et la main ne pense pas.
« La peinture commence là où les mots s’arrêtent, et ce qu’elle dit est dit dans un langage sensible, non dicible. Ut lingua pictura serait donc une formule plus appropriée. L’interrogation du visible par le langage pictural est une double vérité : celle du sujet intériorisée par le peintre. » (p. 418)














[1] [« Les peintres devraient peindre, plutôt qu’écrire.  Tous l’ont fait, laissant des écrits techniques ou théoriques, des lettres et des journaux. Mais ce ne sont pas les mots qui peuvent résoudre un problème pictural», Arikha, p. 7

[2] note en base de page de l’auteur : « Presque nulle au XIII siècle, la théorie prend une importance primordiale avec L. B. Alberti (le concave et le convexe par rapport à la superficie), Piero della Francesca (le module) et Léonard. »

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