Cher maître


1.2.4. Les références historiques



F. B. Un artiste peut-il enseigner quelque chose ?
L. B. L’œuvre peut vous apprendre quelque chose, pas l’artiste. Beaucoup d’artistes sont très bêtes vous savez.[1]

            Une recherche sur la formation des artistes, des créateurs ne peut pas ne pas passer par les témoignages de ces grandes figures qui ont marqué, influencé et servi de modèle à autant de générations d’artistes. Ce sont nos « maîtres » et c’est à travers l’analyse de leurs œuvres que des générations d’artistes se sont formées et continuent à le faire. On est inscrit quand même dans l’histoire de l’art et ces références jouent un rôle tout aussi important que l’enseignant présent physiquement ou la pratique ardue et continue.
Ce sont les « chers maîtres », le terme est emprunté à Rainer Maria Rilke — c’est comme ça qu’il s’adressait à Rodin dans leur correspondance. Cette appellation démontre tant de respect et d’admiration. C’est le même respect que je sens moi-même envers ces personnages qui ont laissé comme témoignage pas uniquement leur œuvre, mais aussi leur pensée. Et ce sont les personnes qui nous ont formés et continuent à le faire même si, souvent, c’est à notre insu.
            Les artistes ne sont pas tous bêtes, quoique certains souffrent d’une sorte de « bêtise » qui les empêche de mettre leurs créations en mots :

Quand j’ai fait un beau tableau, je n’ai point écrit une pensée… C’est ce qu’ils disent !... Qu’ils sont simples ! Ils ôtent à la peinture tous ses avantages. L’écrivain dit presque tout pour être compris. Dans la peinture, il s’établit comme un point mystérieux entre l’âme des personnages et celle du spectateur. Il voit des figures de la nature extérieure, mais il pense intérieurement de la vraie pensée qui est commune à tous les hommes, à laquelle quelques-uns donnent un corps en l’écrivant, mais en altérant son essence déliée ; aussi les esprits grossiers sont plus émus des écrivains que des musiciens et des peintres. (Delacroix, mardi 8 octobre 1822[2])

Mais il ne s’agit pas d’une « bêtise » proprement dite : c’est tout simplement un autre langage. J’imagine le sourire des artistes dont les historiens d’art décortiquent l’œuvre en lui cherchant des sens cachés. L’iconologie tente de donner un sens à certains détails que l’artiste n’avait peut-être pas imaginés – détails qui ne sont pas obligatoirement symboliques, détails qui n’existent qu’à cause de leur beauté. Daniel Arasse[3] s’interroge ainsi sur la présence d’un escargot au premier plan d’un tableau de Francesco del Cosa et cet animal peut finir par représenter iconographiquement un dieu même… Mais le peintre n’a pas écrit une pensée et il y a toujours un mystère pour celui qui regarde. L’avantage de la peinture c’est qu’elle ne dit pas tout et le tableau finit par avoir sa propre vie ; l’excès d’explications altère l’essence qui ravit.
Il y a eu des artistes qui ont laissé des écrits théoriques sur l’art, presque en guise de manuels. Le traité sur la peinture de Shitao, du XVIIIe siècle, Peut-on enseigner l’art de Courbet, La Théorie de l’art moderne de Klee ou Kandinsky qui a été plus prolifique avec ses Du Spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier et Point et Ligne sur plan. Delacroix a laissé un journal assez complet, ainsi que Salvador Dali. En général, on peut retrouver la pensée des maîtres dans des fragments de journaux, de réflexions et entretiens, etc. En lisant les textes que j’ai à disposition, j’ai l’impression que si on faisait un cadre comparatif entre différentes réflexions autour de quelques questions, les réponses se ressembleraient en essence. Ces ressemblances d’idées seraient-elles liées à une transmission de certains savoirs implicites ou est-ce vraiment l’essence de l’art, de la création ? C’est notre bagage de connaissances commun ?
            Commençons avec Rodin, le « cher maître » de Rilke, qui a laissé un testament aux « Jeunes gens qui voulez être les officiants de la beauté, peut-être vous plaira-t-il de trouver ici le résumé d’une longue expérience. [4]» Outre des conseils sur un travail sans relâche et sur être vrai, car « l’art ne commence qu’avec la vérité intérieure. Que toutes vos formes, toutes vos couleurs traduisent des sentiments. » (p. 177), Rodin dit que l’inspiration n’existe pas. Et avec la même estime que je commence ce chapitre, il fait un hommage aux antécesseurs : « Aimez dévotement les maîtres qui vous précédèrent. (…) L’admiration est un vin généreux pour les nobles esprits. Gardez-vous cependant d’imiter vos ainés. » (p. 175) parce que « les mauvais artistes chaussent toujours les lunettes d’autrui. » (p. 178). L’Admiration ainsi ne doit pas être aveugle et ne doit pas mener vers la copie : il s’agit là de l’étude des maîtres. 
Salvador Dali qui a pris soin d’écrire sa propre biographie et a tenu un journal assez insolent : Journal d’un génie où, à côté de ses délires, son amour pour Gala et autres bizarreries, il fait des réflexions sur le fait d’être/devenir artiste : « Commencez par dessiner et par peindre comme les anciens maîtres, après cela faites comme vous l’entendez — vous serez toujours respectés. » (11 mai 1953) Ce sont presque les mêmes mots que ceux de Rodin — on apprend à travers quelqu’un même s’il n’y a pas d’académie mentionnée. Puis, sur une sorte d’apprentissage par soi-même : « Si j’avais bien peint toute ma vie, je n’aurais jamais pu être heureux. Maintenant il me semble que je suis au même stade de maturité que Goethe arrivant à Rome et s’exclamant : “Enfin, je vais naître !” » (13 septembre 1953) « Je savoure ces erreurs. […] Ma volupté est de découvrir toutes les vérités de ma technique picturale grâce à mon échec épisodique et momentané. […] Enfin, je vais naître! » (16 septembre 1953)
Contrairement aux dires de Louise Bourgeois qui qualifie les artistes de « bêtes[5] », en Chine les peintres faisaient partie de l’élite intellectuelle. Il y a des manuels de peinture dédiés aux peintres (une sorte d’académie ?), mais Les propos sur la peinture du Moine Citrouille-Amère  sort du commun parce que « Shitao fonde sa pensée hors du temps, au-delà des œuvres et des écoles ; il ne s’occupe ni de peintres ni des peintures, mais du Peintre et de la Peinture ou, plus exactement de l’Acte du Peintre. » (Ryckmans, 2007, p. 10) [6]




 


 Shitao





Ce qui est étonnant dans l’écrit de Shitao c’est qu’il y a des correspondances avec le travail théorique de Klee. Les différences sont là, évidentes : c’est le monde occidental du XXe siècle versus la pensée Tao du XVIIe. La spiritualité est présente chez les deux, mais chez Klee il y a une forte présence du rationnel et ses analogies viennent du monde du concret : des figures géométriques. Mais au fond, ces deux « manuels » ont été créés à l’attention des collègues[7] et les deux suivent un plan semblable : on va d’un général philosophique sur la création vers des sections plus techniques. Shitao arrive à décrire des procédés techniques en leur imprimant une dimension poétique que Klee[8] n’a pas : un certain trait de pinceau s’appelle « la méthode des rides » et le « paysage » n’est, à la fin qu’un éloge à l’Univers : « La substance du paysage se réalise en atteignant le principe de l’Univers. » (…) « Le principe de la peinture et la technique du pinceau ne sont rien d’autre que la substance intérieure de l’Univers d’une part, et d’autre part sa parure extérieure. » (p. 75).



Paul Klee
 




Je vais m’attarder un peu plus sur les méditations de Shitao parce qu’il donne de l’importance à une dimension qui dépasse une simple analyse et abstraction de la nature : le créateur doit être dans un état spirituel élevé et sublimé pour qu’il puisse accéder à une vraie force créatrice qui « échappe à toute dénomination, elle reste en dernière analyse un mystère indicible. Mais non point un mystère inaccessible incapable de nous ébranler jusqu’au tréfonds. Nous sommes chargés nous-mêmes de cette force jusqu’au dernier atome de moelle. Nous ne pouvons dire ce qu’elle est, mais nous pouvons nous rapprocher de sa source dans une mesure variable. » (Klee, p. 57) Pour Shitao, il s’agit d’être « loin de la poussière » de ne pas se laisser « dominer par les choses [parce que] son cœur se trouble » et un « cœur troublé ne peut produire qu’une peinture laborieuse et raide, et conduit à sa propre destruction » [p. 115], de « se dépouiller de la vulgarité », d’être en union, d’être réceptif, d’« assumer ses qualités » et finalement d’étreindre « la transformation » et « l’accomplissement de la règle » — deux évocations qui font penser à une certaine formativité : « L’homme parfait est sans règles, ce qui ne veut pas dire qu’il n’a pas de règle, mais que sa règle est celle de l’absence de règles, ce qui constitue la règle suprême. » (Shitao, p.  41) Phrase à relire à l’aide du commentaire de Ryckmans : « la règle qui naît de l’absence de règles et la règle ainsi obtenue embrasse la multitude des règles. » (p. 43) Plus prosaïquement, pour moi il s’agit de l’autocréation dans laquelle on s’appuie sur des racines-règles-maîtres ; pour obtenir son propre moi-créateur (L’unique trait de pinceau, comme le dit Shitao) il faut pouvoir éliminer les racines (l’histoire de l’art), les règles (ce qu’on a appris) et même les maîtres[9] et bâtir quelque chose de nouveau qui embrasse quand même tout l’antérieur et qui a comme fondement la grammaire et l’histoire.
À ce moment je vais contredire Louise Bourgeois : on apprend des artistes aussi, pas seulement de leurs œuvres. Il y a des pensées qui nourrissent ou qui nous bouleversent, puis il faut bien avoir un modèle même si ce n’est que pour s’en dégager. Il faut un modèle, mais il ne faut pas le copier. Il faut des règles, mais pour s’en débarrasser. Il faut « savourer » les erreurs et savoir naître à un moment de la vie plus tardif.
Le 10 octobre 1959, Merleau-Ponty écrit dans une note de travail : « Malraux se demande pourquoi, comment, un peintre apprend d’un autre, dont il fait des copies (Van Gogh de Millet), à être lui-même, s’apprend dans l’autre, avec et contre lui. »[10] Apprendre à partir des morts (de leurs œuvres) n’est pas seulement étudier leur façon de transgresser la grammaire ou le trait, le coup de pinceau. Au fait, comment peut-on étudier cela ? Est-ce par la contemplation et la vision pure ? Il faut reproduire ou tenter de reproduire. L’échec de la reproduction, de la copie parfaite est l’ouverture d’une voie pour son propre soi qui émerge.
Mais en revenant à ma question initiale de cette recherche « peut-on former à la création ? » je ne peux qu’entendre maître Courbet qui, très peu après avoir ouvert un atelier pour de jeunes peintres, écrivait cette lettre pour le Courrier du Dimanche de 1861[11]. Cette lettre démolissait à peu près toute possibilité et utilité d’une école d’art :

« Moi, qui crois que tout artiste doit être son propre maître, je ne puis pas songer à me constituer professeur [12]» (p. 10)
« Il ne peut pas y avoir d’écoles, il n’y a que des peintres. Les écoles ne servent qu’à rechercher les procédés analytiques de l’art. Aucune école ne saurait conduire isolement à la synthèse. » (p. 13)
« Je ne puis donc pas avoir la prétention d’ouvrir une école, de former des élèves, d’enseigner telle ou telle tradition partielle de l’art. Je ne puis qu’expliquer à des artistes, qui seraient mes collaborateurs et non mes élèves, la méthode par laquelle, selon moi, on devient peintre, par laquelle j’ai tâché moi-même de le devenir dès mon début, en laissant à chacun l’entière direction de son individualité, la pleine liberté de son expression propre dans l’application de cette méthode. » (pp. 13-14)

Quelle méthode ? - celle d’un atelier en commun où l’on l’apprend en travaillant. On peut partager une partie de son expérience, mais qu’est-ce qu’il y a après ?
L’histoire de la formation des artistes, son actualité, mon expérience personnelle, l’entretien avec Hernan Cueva et les chers maîtres m’ont fourni une série de mots-clés qui vont éclairer un peu cette situation où clairement les « beaux-arts c’est nul, mais c’est les beaux-arts » et où l’école te fait bonzaï. Ces répliques arrivent comme des réponses possibles à la question « peut-on former à la création ? ». On ne peut pas former à la création, on peut enseigner des techniques et donner des indices ou guider vers la création. On n’est pas sûr qu’on puisse vraiment apprendre à créer, mais on peut (s’) apprivoiser en tant que créateur, se découvrir… Ainsi, le rôle d’un enseignant d’art qui est censé former à la création devient impossible — il n’est qu’un guide vers l’autonomie et vers la découverte de soi. Guidance dangereuse, car l’art de faire des bonzaïs est une pratique commune : l’enseignant-artiste échappe difficilement à sa condition de créateur — il aura tendance à créer des créateurs à son image.
Ce terrain m’a offert quelques mots-clés qui me permettront de situer cette recherche dans l’(auto) formation de l’artiste plasticien (ou tout autre artiste et, par extension, à tous).


[1]Entretien avec Louise Bourgeois par Francesco Bonami publié en janvier 1994 dans Flash Art, vol. XXVII, n° 174, in Destruction du père. Reconstruction du père.
[2]Eugène Delacroix, Journal. Pages choisies, Éditions Mille et une nuits. 2002
[3] Arasse, D., On n’y voit rien. Descriptions, Éditions Denoël, 2000
[4]Auguste Rodin, Faire avec ses mains ce que l’on voit, Éditions Mille et une nuits. 2011
[5]Cette appréciation (que je ne trouve pas péjorative) est très importante pour moi parce que je considère que la création se fait dans le non-savoir. Et de l’autre part il y a aussi une relation avec l’art qui se fait après le 19e siècle. Si l’on lit les pensées de Sézanne, de Courbet, de Delacroix, de Soulages ou de Klee où ils parlent de l’art et de la création basées sur l’émotion, sur le sentiment, sur l’intime de cet créateur, il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’un art libéré ou en se libérant de l’académie. J’essaie de m’imaginer des écrits sur la création de Nicolas Poussin et j’ai l’impression qu’on finirait par lire une multitude d’arides conseils techniques où l’émotion est plus théâtrale que vraiment sentie.
[6] Illustration : La cascade de Mingxianquan et le mont Hutouyan. Shitao (1642- vers 1707). Rouleau portatif, encre et couleurs sur papier, 20 × 26 cm. Sen-oku Hakuko Kan (Sumitomo Collection), Kyoto. (https://fr.wikipedia.org/wiki/Shitao#/media/File:Mingxianquan_and_Hutouyan_by_Shitao.jpg)

[7]Klee ne l’explicite pas, mais il  a un chapitre nommé « Esquisses pédagogiques » et Courbet a un petit texte nommé « Peut-on enseigner l’art ? ».
[8] Illustration :  Chameaux dans un paysage rythmé d'arbres (1920)
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[9] Brancusi s’est éloigné de Rodin en disant que rien ne pousse à l’ombre des grands arbres…
[10] Le visible et l’invisible,  Gallimard, 1964
[11] Publié dans le livre « Peut-on enseigner l’art ? » L’Échoppe, 2016
[12] « Le maître, à la barbe noire, allait et venait, distribuant ses indications, et à chaque fois prenant la palette pour démontrer plus clairement. » (p. 7) relate Castagnary qui a visité cet atelier le jour où « Debout sur du foin répandu, l’œil  dilaté, allongeant à terre son mufle noir, et balançant sa queue impatiente, un bœuf roux, marqué de blanc, était lié par les cornes à un anneau de fer fortement scellé dans le mur. C’était le modèle. » (p. 7) (dans le livre « Peut-on enseigner l’art ? » L’Échoppe, 2016)

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