Expériences 1


J’ai choisi ce titre parce que la formation d’un sujet (pas seulement d’un créateur, artiste) passe par l’expérience et se forge sur et à partir d’elle. Ici, il s’agit, de toute évidence de l’expérience en tant qu’événement marquant, crise — de l’expérience traumatisante qui collabore à sa manière à cette construction d’un soi créateur. C’est le côté négatif de l’expérience, qui n’est pas formateur à première vue. Des moments extraordinaires, même dans leur simplicité apparente.

3.1.1. L’expérience de la création



Dans la relation art-psychanalyse et surtout dans la relation artiste-psychanalyste s’interpose souvent la clinique. On sépare difficilement le pathologique de la création — il y a une symptomatologie qui rapproche l’artiste du psychanalyste et vice-versa. Philipe Porret qui a répondu à l’invitation de Joyce McDougall pour le livre « L’artiste et le psychanalyste » débarque avec un titre très parlant « L’artiste hèle le psychanalyste, l’artiste aile la psychanalyse ». L’artiste hèle quand il y a « inhibition, phobie, angoisse de la page blanche, contrainte à l’effacement ou à la destruction de l’œuvre… (…) l’obsession de perfectionner inlassablement une création ? » (2008, p. 120). Il y a aussi le trauma, le traumatique, l’enfance, le sexuel, le bisexuel, le génital, le prégénital, l’anal, l’archaïque, le père, la mère, l’amour, la violence, la mort, l’érotisme… La liste est longue et il y a beaucoup d’écrits sur ce sujet, mais… Où est l’exploration de la cuisine de l’acte de création, au-delà des symptômes ? Juste des mécanismes. La créativité que je prends ici en tant que création est aussi un enfer – c’est ce qu’affirme Michel de M’Uzan dans le même livre[1] - on peut se perdre dans cet immense domaine « tout en nous engageant dans un effort pour comprendre les ressorts de l’activité créatrice, nous marquons que celle-ci échappera toujours à notre intelligence ! » (2008, p. 36)
Sur la création et le besoin de créer qui devient destin entre héler et ailer : « … c’est que, très vite, l’artiste, contraint de mentir, de tricher, de poursuivre des buts inavouables, est exposé à “bricoler dans l’incurable”. Dès le départ, en effet — on va encore le constater lors de l’examen du processus même —, l’artiste est d’abord une victime, et l’exercice de son art, le fait de nécessités rigoureuses ; l’artiste ne dispose que d’une infirme liberté, son destin est originellement fixé. » (de M’Uzan, 2008, p. 37). Mais, si l’artiste est victime de son art, du fait d’être artiste… alors, le fameux don, talent, besoin de créer (quel que soit l’art) est comme une maladie génétique et inévitable ? La question se pose : si l’artiste n’a pas de liberté à cause de son destin, a-t-il de la liberté dans ce qu’il crée ? Ce qu’il crée, est-ce aussi soumis à des forces qui fixent à l’avance le mode d’expression ? Ou est-ce un choix ?

Sublimation


La sublimation n’est pas donnée à tous (Louise Bourgeois) — on dirait que pour la majorité le destin des pulsions serait le refoulement, [2] mais l’artiste arrive (pas toujours) à extérioriser plutôt qu’à refouler l’objet interne qui cherche à sortir.

« Car si le négatif habite la constitution subjective, les avatars de la transvaluation aliénante doivent être aussi mis en perspective avec d’autres destins du négatif. C’est le cas de la sublimation. Avec elle la dialectique pulsionnelle ne se contente pas de s’éloigner des buts sexuels, elle subit l’attraction, non d’un objet, mais d’un autre monde, celui que la culture et la tradition ont réussi à doter d’une organisation propre qui forme le relais grâce auquel la “valorisation” des buts sociaux reflète la négativité à laquelle renvoient les buts sexuels primitifs. » (Green, 1993, p. 359)

La pulsion est le mouvement, c’est ce qui pousse vers quelque chose ou à faire quelque chose. Sans considérer l’inconscient comme la cloaca magna de l’être humain, les pulsions se situent là et leur destin est l’action, qu’elle soit sublimée ou non. Elles nous poussent aussi vers le savoir, pas seulement vers la création. Mais la création, même si elle s’élève, reste toujours enracinée dans les pulsions sexuelles et aussi dans celles de la mort. Pour André Green la sublimation va du destin de la pulsion sexuelle au service de la pulsion de mort.[3] En d’autres mots, elle va des pulsions de vie, d’autoconservation qui « tendent (…) à conserver les unités vitales existantes » (Laplanche, Pontalis, p. 378) vers les pulsions de mort qui « tendent à la destruction » (idem).
Maurice Blanchot dans son Thomas L’obscur décrit un certain moment de la mort : « … saisi par le plus violent vertige qui fût, vertige qui ne le faisait pas tomber, mais qui l’empêchait de tomber et qui rendait impossible la chute qu’il rendait inévitable », « Sous toutes les formes, il était envahi par l’impression d’être au cœur des choses… », « Il voyait, il entendait l’intimité d’un infini où il était enserré par l’absence même de limites. Il sentait comme une existence accablante l’inexistence de cette vallée de la mort. » (Blanchot, pp. 40-41). Cette description ressemble aussi à la création et, évidemment, il s’agit d’un moment de création parfaite. C’est mon point de vue.
Là où je partage le point de vue avec Maurice Blanchot, c’est que la création, en tant que moment parfait, est crise. Elle fait des ravages en même temps qu’elle sublime et élève. Si c’est un moment parfait, elle a l’air de cette description que fait Blanchot. Si elle ne l’est pas (et c’est le cas le plus fréquent), le moment créateur est frustrant. Le contraire de la frustration résiderait-il dans le moment du saisissement ? Saisissement que Anzieu pose en tant que moment inaugural du processus de création : la première phase qui peut être tout aussi traumatisante que la mort ou l’orgasme.
En tant qu’artiste essayant de comprendre un peu mieux mon acte de créer et son processus, tout en le reliant aux apports théoriques, je me pose cette question : où se situe le moment du saisissement dans le processus sublimatoire ? Est-il dedans ou à côté ? La sublimation peut être le travail des émotions, des expériences, des affects qui restent toujours dans l’inconnu. Mais elle est toujours un processus qui procède soit de manière progrédiente (« vicissitude pulsionnelle, l’un des avatars de la pulsion ») ou régrédiente (« derrière les expressions valorisées par la culture, on devine les traces de l’activité pulsionnelle que la culture aura rendues inapparentes. »)  (Green, 1993, p. 292). Ce qui importe à la fin c’est que la sublimation porte bien son nom : en passant du solide au gazeux, elle est indéfinissable et amorphe. Alors le saisissement est cet instant (ou éternité) où le travail devient, le moment où l’inconnu de l’expérience et de l’émotion prend forme — et ici je ne me limite pas seulement aux arts plastiques : c’est aussi le cas pour la musique, la littérature, ou l’avènement d’un film. C’est l’éclair qui illumine et c’est aussi le coup de foudre… C’est vrai que la sublimation est une désexualisation des pulsions, mais elle n’échappe pas aux sentiments, à l’amour. 
Didier Anzieu désigne la création comme une forme de travail psychique — avec le deuil et le rêve — les trois considérées comme phases de crise —, « une régression a des ressources inemployées qu’il ne faut pas se contenter d’entrevoir, mais dont il reste à se saisir et c’est la fabrication hâtive d’un nouvel équilibre, ou c’est le dépassement créateur, ou, si la régression ne trouve que du vide, c’est le risque d’une décompensation, d’un retrait de la vie, d’un refuge dans la maladie, voire d’un consentement à la mort, psychique ou physique. » (1981, p. 19). Ainsi, l’acte de créer se situe à un moment et dans une expérience risquée. Et c’est le saisissement — moment de rupture — qui fait office pas seulement de crise, mais aussi de traumatisme.


Crises


René Kaës dit que « l’homme de tous les vivants est celui qui éduque, forme et reforme et, par un saut souvent périlleux, crée. [4]». Donc, la création serait dangereuse.
En appelant ce sous-chapitre « Crises », de quoi exactement voulais-je parler ? Crise de vie ou crise psychique ? Je n’aimerais pas faire incursion dans le quotidien ou associer à la création des événements visiblement marquants — je m’approcherais trop de la conception de l’art-thérapie. Ce ne sont pas les tournants de vie, même s’ils ont leur importance : un deuil peut être un moment qui permettrait un décollage de la création ainsi que son étouffement.
« Pour Berger et Lückmann, la crise constitue aussi et avant tout un changement de “réalité”. » (Lesourd[5], p. 8) et « Pour définir la “réalité”, les auteurs se réfèrent à la vie quotidienne. Celle-ci “se présente elle-même comme une réalité interprétée par les hommes et possédant pour ces derniers un sens de manière subjective, en tant que monde cohérent” (1986, p. 32). »  (Idem). Ici, il s’agit de cette autre réalité, moins palpable, mais qui est néanmoins très présente ; elle est là, dans la tête, dans l’esprit. Tout te transforme, te travaille, te détruit et te crée. Ce n’est pas seulement un divorce ou une mort qui te marque et qui fait changer quelque chose, c’est tout. C’est la pluridimensionnalité de la crise : « intra-subjectif, interpersonnel, intra-groupal, intergroupal, et le niveau plus général du “malaise dans la civilisation”, pour reprendre l’expression de Freud » (Anzieu, 1981, p. 21).
Dans l’intra-subjectif et l’intrapsychique se situe le travail de création qui, comme l’a dit Anzieu, est un petit moment de crise. Justement ce court moment extatique est crise. Je dirais que c’est parce que c’est le moment qui sort du commun, du « normal » et qui entre dans l’autre réel — c’est ex-tatique. Ex- signifie hors, hors soi, hors zone de confort, hors l’arrêt. Parce que l’ex-stase est mouvement — sublimatoire ? C’est le saut périlleux que certains ont besoin de faire. Est-ce « l’angoisse, la souffrance, la terreur, le vide intérieur [qui] peuvent être tels que la création apparaisse comme la seule autre issue, à la fois possible et impossible. » ? (Anzieu, 1981, p. 20). Ça peut être aussi la joie qui pousse à créer… Mais, le débordement positif, n’est-il pas lui aussi une rupture du quotidien ?
Restons un instant dans le bien et le bon : même le positif se situe dans la crise parce qu’il impacte. Le bonheur aussi laisse des traces et bouleverse. Je situe dans ce genre de moments les épisodes épiphaniques qui spirituellement sont des révélations (du divin selon le dictionnaire, mais en étant dans le domaine de la création, ne prétendons-nous pas être des petits dieux qui créent de l’inédit ?). Un peu moins « moment d’expérience problématique qui illumine le caractère personnel, et souvent signifie un tournant de la vie d’une personne » (Denzin N., 1989a., p. 141). » (Lesourd, p. 14[6]) et un peu plus « révélation, mais spécifiquement rapportée à une perspective existentielle dont elle marque un tournant. Les épiphanies, dit Denzin, “ont le potentiel de créer des expériences de transformation (…) Après, la personne n’est plus vraiment la même” (p. 15). Ou encore, ce sont des “expériences de vie qui forment et altèrent la signification que les personnes se donnent à elles-mêmes et à leurs projets de vie” (p. 14). » (Lesourd, p. 14).
Je me souviens quelles ont été mes épiphanies. À 15 ans, le moment où j’assistais à la Cantatrice chauve d’Eugène Ionesco dans un petit théâtre de Chisinau. L’absurde a été libérateur. La lune. Le papier journal dans la rue. Kieffer en vrai. L’Amazonie qui a une odeur comme aucun autre endroit de la planète — de feuilles pourries comme en automne, mais en plein été et comme dans un sauna. Etc.  Et chaque dessin et chaque nouveau tableau est une épiphanie…
Crise, crise. Dans la création et dans la vie. Ce que je veux dire c’est que mes « épiphanies » ne sont pas traumatisantes, mais marquantes. Même si au fond je me rends compte qu’elles peuvent être des recouvrements ou une sorte de faux souvenirs. Alors, si la création est crise, avec le deuil et le rêve, est-ce que c’est une crise différente des crises de la vie, du quotidien, de la « réalité » ? Sépare-t-on les choses ou l’on se défoule à l’atelier ? On oublie les problèmes de la « réalité » et on crée en faisant travailler des épiphanies ? Ou être dans ce travail de création est une épiphanie en soi ? D’après mon expérience, je dirais qu’être dans le travail de création est une expérience critique.
En revenant à Anzieu qui réussit à décoder le travail créateur en le classifiant en cinq phases[7] — leur nombre peut varier selon sujet et discipline — il « peut y avoir des retours à une phase antérieure et l’ensemble du processus a à être parcouru plusieurs fois par le créateur avant que son œuvre ne soit achevée. » (Anzieu, 1981, p. 94), mais une des phases reste inamovible et extrêmement spécifique à la création : le saisissement. Le saisissement « peut survenir à l’occasion d’une crise personnelle » et « cette crise intérieure peut mettre le futur créateur, souvent la nuit, dans un état de transe corporelle, d’angoisse blanche, d’extase quasi hallucinatoire, de lucidité intellectuelle aiguë. » (Anzieu, 1981, p. 95). Oui et non. La transe et le détachement, l’oubli de la réalité quotidienne le plus souvent passent pendant le travail, devant la toile blanche ou déjà entamée. Le tableau ne vient pas dans le rêve (en tout cas pas sous forme de tableau – sûrement il y a un souvenir latent de ce rêve qui travaille en dehors de la conscience) : il vient en faisant. Ce moment « faisant » attrape le créateur qui se laisse saisir…
Mais je veux voir ce qu’il y a dans cette rupture/crise. Qu’est-ce qu’il y a entre la cause et l’effet (ou l’origine et l’objet, le produit de cette crise) ? Comment cette crise existe-elle et comment est-elle même recherchée par l’artiste ? En sortant de nouveau de la zone de la seule création artistique des arts plastiques, je reprends les mots de Federico Fellini : « Un artiste peut survivre avec beaucoup plus de facilité que les autres parce qu’un artiste va se nourrir des contradictions, de l’angoisse. [...] La création artistique c’est une espèce de maladie et la maladie passe avec la création ».[8] C’est un perpetuum mobile où l’on souffre pour créer et on se libère de la souffrance tout en créant. En même temps peut-être… Car créer signifie faire œuvre - œuvre qui, étymologiquement désigne le travail, lui-même ayant une origine des plus parlantes : « … tripalium”, c’était le nom d’un instrument de torture à trois branches chez les Romains, et c’est la racine du mot “travail”. Étymologiquement le mot “travail” vient d’un instrument de torture qui s’appelle comme les bâtiments d’ici, où ils nous exploitent et nous torturent, tu saisis ? - ».[9] C’est enfantement dans la douleur — souffrance liée à la satisfaction de voir ce quelque chose de nouveau qui voit jour.



[1]Joyce McDougall et al. L’artiste et le psychanalyste, PUF, 2008
[2]André Green énumère quatre destins : « le renversement en le contraire, le retournement sur la personne propre, le refoulement et la sublimation. » (p. 290)
[3] Titre du chapitre 8 du Travail du négatif par André Green.
[5]Séquence 1 du cours Altérités, expériences et existences. Tournants de vie et processus de formation de M2 ; 2017-2018
[6] Séquence du cours Altérités, expériences et existences. Tournants de vie et processus de formation de M2 ; 2017-2018
[7] Saisissement, prise de conscience, organisation, composition, détachement.
[9] (Mathieu Rigouste,Théorème de la hoggra : histoires et légendes de la guerre sociale, Collection Béton arméE, éditions BBoyKonsian, 2011.) sur :  https://fr.wiktionary.org/wiki/tripalium

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