Le négatif dans l'autocréation
Le négatif dans l’autocréation
J’ai représenté dans mon iceberg initial du « devenir/être
artiste » « le visible, le connu, le rationnel » versus « l’inconnu, le
négatif, l’invisible » et cette dualité est présente sous une forme semblable
chez Pineau pour qui « L’autoformation
apparaît tout d’abord nocturne en ce que son émergence implique la perte des
repères hétéronomes transmis à la lumière du jour. Elle émerge des rapports
directs et concrets, à soi, aux autres, et aux choses, dans l’intimité de la
nuit, lorsque s’estompe la prégnance des formations hétéronomes. » (in Galvani, 1997, p. 24). Image
confirmée : le auto se trouve
bel et bien dans le souterrain que j’appelle négatif. J’avais pensé au négatif
à cause d’une difficulté personnelle à théoriser quelque chose que je savais à
mon insu, qui ressemblait plus à une « chose en soi », mais il apparaît
que : « Sur le plan théorique,
l’épistémologie de l’autoformation est “nocturne” dans le sens que son objet
est un “point aveugle”. La boucle étrange de l’autos, trou noir de la
formation, est irréductible aux lumières d’une logique diurne, rationnelle,
discriminative. » (Idem).
Donc, au-delà de situer le devenir d’un artiste dans
l’autoformation existentielle, dans l’autopoïèse et dans d’autres mécanismes
que je considère[1]
plus spécifiques, je trouve que cette partie « nocturne », « obscure » est plus
qu’essentielle. Fabre (en reprenant Diderot) dit que tout « art possède-t-il sa branche spéculative
(faite de connaissances déclaratives) et sa branche pratique (les procédures
routinières). » (2015, p. 207). Peut-être, mais l’art, la création
n’est pas qu’un savant mélange de théorie et de pratique : plus qu’un
point aveugle et nocturne il peut être un véritable trou noir.
Situer le négatif
« Appel de la profondeur, car le monde
quotidien est sans lumière, même quand le soleil inonde mon atelier.
Oui, je crois que les ténèbres c’est “moi”,
ma peur, ma vanité, ma ruse, mes amours, mon art… Et je dois les traverser pour
atteindre la lumière, peut-être. C’est si important de ne pas me confondre avec
moi-même. » (Alexandre Hollan[2])
Alexandre Hollan est l’un des rares
artistes qui a noté consciencieusement ses pensées sur la création, sur ses
moments d’atelier et il exprime l’idée de l’acte de créer comme je la
perçois : souvent en tant que situation négative où l’on se rencontre avec
soi-même tout en risquant de se perdre. Le négatif n’est pas seulement relié à
la précarité de l’artiste en tant que professionnel de l’art qui doit pouvoir
vivre ou survivre de son travail. C’est aussi avoir ces ténèbres en soi qui
essaient de sortir à chaque nouvel inconnu qui éclot… Inconnu qui est en nous
même et qu’on essaie de rendre visible et existant pour l’autre.
« Les artistes figurent parmi les
personnes les plus persévérantes et courageuses que l’on puisse trouver sur
terre. En une année, ils vivent plus de situations difficiles et d’échecs que
la plupart des gens dans toute une vie. Chaque jour, les artistes font face au
défi financier d’être un travailleur autonome, au manque de respect, à
l’incompréhension des gens qui pensent qu’ils devraient trouver une « vrai job »,
affronter leur propre peur de ne jamais plus travailler à nouveau. Chaque jour,
ils doivent ignorer et dépasser l’idée que ce à quoi ils consacrent leur vie
est peut-être une chimère. Chaque année qui passe, nombre d’entre eux regardent
les personnes de leur âge franchir les étapes d’une vie normale : voiture,
famille, maison et épargne. Mais ils restent fidèles à leurs rêves en dépit des
sacrifices consentis. Pourquoi ? Parce que les artistes sont prêts à dédier
leur vie entière pour faire naître ce moment — ce trait, ce rire, ce geste ou
cette interprétation qui touchera l’âme du public. Les artistes sont des êtres
qui ont goûté au nectar de la vie, dans cet instant cristallisé où leurs
créations ont touché le cœur de l’autre. À cet instant-là, ils sont si proches
de la magie, du divin, de la perfection, comme personne ne le sera jamais. Et
au plus profond de leur cœur, ils savent que dédier leur vie à faire naître ce
moment vaut plus que milles vies.
Tout artiste, toutes disciplines
confondues, et utilisateur des réseaux sociaux est tombé à un moment donné sur
ces mots de l’acteur américain qui représente parfaitement ce qu’être artiste
veut dire. Ce statement[4]
assemble aussi le clivage de l’être-artiste que j’ai comparé plus haut à la vie
cachée et à la vie diurne d’un super héros. Dichotomie qui me fait penser à la Part maudite de Georges Bataille où
l’économie politique s’oppose à l’intimité. C’est un ouvrage qu’il décrivait
avec peine et gêne, car c’est tout le contraire de l’expérience intérieure. En
ce qui me concerne, je vois que la « part maudite » dans l’« être artiste » peut
se trouver dans le tangible ou le diurne en reprenant Pineau (qui peut être
représenté par l’économie politique ou par l’économie de la profession
artistique qui est à la surface de l’iceberg et qui est pleine d’échecs et de
frustrations : « le monde quotidien est sans lumière » et semble correspondre à ce que décrit
Bataille). Cette « part maudite » se trouve aussi dans la part
souterraine de la création artistique : « les ténèbres c’est « moi » » (Alexandre Hollan). La première
est directement compréhensible — c’est un quotidien commun aux humains, un
quotidien dans lequel il faut survivre. Mais ce quotidien de survivance est
complémenté d’un deuxième type de travail qui est perçu sous un aura
romantique, idéalisée et exceptionnelle (… si
proches de la magie, du divin, de la perfection, comme personne ne le sera
jamais) et où l’idée que ça soit inscrit (en partie en tout cas)
dans le négatif semble déplacée.
À titre d’exemple et en me basant toujours
sur mon expérience —, en vérité, la vie d’artiste n’est pas simple. Ce n’est
pas seulement la précarité économique où il faut avoir un autre métier diurne
qui finit par financer la production des œuvres — c’est la frustration
constante dans l’atelier. Un travail qui va et vient entre extase et
agonie : un certain tableau ne veut pas émerger — il faudra le travailler
pendant des mois ; un autre naîtra en deux sessions… Ce qui était bien hier,
aujourd’hui à l’air d’être une toile écœurante… L’image, la vision, la
sensation qui est dans la tête et que l’on voudrait voir se matérialiser sur la
surface, n’est qu’une très pâle et éloignée copie… Parfois il y a de la
magie : il n’y a rien au départ, le travail est fait sans envie, sans
aucun sentiment extatique, sans joie et le résultat éblouit…
Mais, le négatif et son travail (comment
est-il travaillé par les sujets ou comment les sujets sont travaillés par lui)
a deux possibilités d’être : « soit (…)
d’un négatif potentiellement créatif que la souffrance, la rage, l’impuissance
auraient travesti et transformé en paralysie psychique. » (Green, 1993,
pp. 15-16), soit le négatif de Jullien qui est « activant, mobilisant, tel qu’il met sous tension, promeut, innove,
intensifie. » (Jullien, 2004, p. 19). Mais qu’est-ce qui est
nécessaire au sujet pour que ce négatif devienne structurant ? Je ne rajoute
pas « positif » parce que je maintiens la thèse d’un négatif qui est « bon »,
mais le négatif n’est pas facile à appréhender sous une facette créationnelle.
« En
outre, certains concepts paraissent bénéficier d’un éclairage par le travail du
négatif bien qu’ils ne ressortissent pas à l’activité défensive : je pense
tout particulièrement à l’identification
et à la sublimation. » (Green,
1993, p. 25) La sublimation est, selon la psychanalyse, une sorte de
matrice pour la création : un destin des pulsions qui dépasse tout —
s’élève. Puis, l’identification de nouveau — avec sa part de négatif qui est la
perte de soi dans le miroir qui devait servir de modèle. On revient vers les
mécanismes de la formation artistique, mais sous les lumières de l’obscur.
Mais si l’artiste apprend et se forme de
toutes les manières possibles : il est autopoïétique existentiellement et
tout au long de sa vie, s’identifie, se bâtit sur et à travers l’expérience et
traverse des expériences/crises qui sont liées aussi bien à la vie commune à
tous qu’à la création en soi.
Donc est-il nécessaire d’avoir accès à un
autre type de pensée pour pouvoir travailler/être avec et dans cet engrenage
d’être-devenir et pour rendre le négatif, non pas un positif, mais un négatif
créateur et constructif ? Un raisonnement qui dépasse le cartésien, qui
embrasse tout ce qu’il y a d’inconnu, d’obscur et de négatif. Étreindre tout ce
qui se trouve sous la surface révèle aussi d’une grande capacité de tolérance
de ce négatif…
Pour finit, il me semble que pour mieux
comprendre le négatif dont je parle il faut l’illustrer par une image tirée du
quotidien : c’est sous 0°, température négative que ne l’on veut pas
paradoxale non plus. Ou un nombre négatif qui est inférieur au zéro et qui ne
peut pas désigner/énumérer quelque chose de tangible.
« La
pensée du négatif : une telle appellation n’est-elle pas pléonastique ?
Penser, n’est-ce pas nécessairement se situer par rapport au vivre dans le
champ du négatif ? » (Green, 1993, p. 352) Parce que penser est
immatériel, le contraire de vivre ? Mais il y a « penser » et « penser » et
quand on est dans le domaine de la création, on touche à une partie qui se
trouve au-delà de la connaissance.
Ce chapitre, tout comme mon iceberg, se
base sur la dualité. Le dualisme dans la pensée humaine existe depuis toujours :
bien/mal, jour/nuit, vie/mort, yin/yang, visible/invisible… et on a tendance,
de façon très manichéenne à trancher entre les deux en laissant
l’obscur-inconnu dans le mal sans lui jamais donner d’opportunité. Ou, mieux
dit, sans le considérer comme utile et vital. Pour Jullien, le « … yin
et yang, s’excluant l’un l’autre, “triomphent”
aussi l’un de l’autre ; mais également que, dans le yin, il y a du yang,
comme, dans le yang, il y a du yin, le yang “pénétrant” au sein du yin,
comme le yin “s’attachant” en retour
au yang… » (2004, p. 127)
Tout est dans le tout et même si les choses sont séparées en apparence,
pourquoi a-t-on besoin de cette séparation ? Quelle discordance interne
essaie-t-on d’éliminer ? Les frontières sont floues et l’un est prégnant à
l’autre.
Ainsi, pour l’artiste, qui n’est pas un
scientifique et dont l’(auto) formation sort des cadres habituels, on prend en
compte l’autre côté du positif et ici je veux enquêter sur des moments, pensées
et capacités « négatifs ».
[1] Je ne connais pas d’autres professions, donc je ne
fais des affirmations que dans ma subjectivité.
[3] Publié sur Facebook le 5 février 2018
sur :https://www.facebook.com/permalink.php?story_fbid=364839297328855&id=100014083630683
[4] Anglicisme utilisé
dans le monde actuel de l’art signifiant manifeste, expliquant la démarche,
l’approche ou la pensée d’un artiste.
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