Une philosophie du mystère


Le philosophe qui a basé son système philosophique sur le mystère a posé la première pierre de son idée dans un poème. Le poète-philosophe-dramaturge Lucian Blaga a écrit ce poème en 1919 et continue dans les années 30 avec la Trilogie de la connaissance et ce que je veux souligner, c’est qu’il est passé par le travail poétique (créatif) avant de forger une théorie sur le mystère qui appartient tout entier à la création, à l’art, à l’œuvre, à l’être.

Je n’écrase pas la corolle des merveilles du monde
Et je ne tue pas
Avec la raison
, les mystères que je croise
sur mon chemin
dans des fleurs, yeux, lèvres ou tombes
La lumière des autres
étouffe le charme de l’impénétrable caché
dans des profondeurs de ténèbres,
mais moi,
avec ma lumière j’accrois le mystère du monde

tout comme la lune et ses rayons blancs
ne réduit pas, mais tremblante
accroit plus le mystère de la nuit,
de même, j’enrichis l’horizon ténébreux
aux longs frissons de saint mystère
et tout ce qui est incompris
devient des incompris plus grands
sous mes yeux —
parce que j’aime
des fleurs, des yeux, des lèvres et des tombes[1]

Lucian Blaga a créé un système philosophique (encore assez méconnu en Occident) en 5 trilogies : La trilogie de la connaissance (conscience philosophique, l’éon dogmatique, la connaissance luciférienne), La trilogie de la culture, La trilogie des valeurs (science et création, pensée magique et religion, art et valeur), La trilogie cosmologique et La Trilogie Pragmatique[2]. L’approche qu’il a de la connaissance est exprimée tout entière dans ce poème. « Je ne tue pas/avec la raison », « j’enrichis l’horizon ténébreux », « saint mystère » sont très loin du rationalisme et conçus en parallèle ou un peu avant de la phénoménologie de Merleau-Ponty et des philosophies de Bataille ou de Bachelard. Grâce à sa philosophie, Blaga échappe à l’impossibilité progressive de penser un sujet[3] en l’acceptant pleinement. Et le sujet en question est la création, car « à l’homme, n’est permise qu’une connaissance limitée, mais, comme compensation, il a la création[4] ». On peut créer parce qu’on ne connaît pas tout.
C’est une philosophie au-delà de rationalisme même si elle finit par être assez structurée. Le mystère en est la base et la connaissance est divisée métaphoriquement en une connaissance paradisiaque et une connaissance luciférienne. On peut se rendre compte facilement de l’analogie manichéenne de Blaga qui rejoint ma représentation graphique : bien/positif/paradis en haut et le mal/négatif/enfer en bas. C’est en lien avec la mythologie[5] aussi : le Paradis, l’Éden, était le lieu de la perfection, de la soi-disant connaissance, mais qui a fini par être tentée par un savoir plus obscur, plus réel aussi, peut-être. Lucifer, l’un des alias du diable (mal/négatif) signifie « porteur de lumière » — est-ce que Blaga a vu et théorisé sur cette lumière qui n’existe pas sans l’obscurité ?[6]
Le paradisiaque est logique, de type rationnel, et ne cherche que l’explication et la réduction, voire la disparition, du mystère. « C’est un mode ou une variante de la pensée canoniquement définie par la possession intellectuelle et l’évidence » (1964 [a], p. 42), dit Merleau-Ponty dans son L’œil et l’esprit sur Descartes qui n’a pas du tout (ou presque) pas traité de la peinture : celle-ci échappe à la raison, mais est pleine d’intuition, d’accidents, travaille inductivement et garde toujours l’inconnu et le mystère en son sein. Ce mystère peut être celui de la création ou celui de la foi[7] : « penseurs fanatiques et croyants incommensurables qui tiennent à tout prix à se partager l’esprit en deux : jusqu’ici l’intellect, au-delà la croyance. » (Blaga, 2013, p. 201). Pas de lien entre les deux, pas de coexistence non plus. L’intellect qui arrive à sortir de soi, « doit s’évader de soi, doit s’asseoir avec courage en dehors de soi, en inadéquation avec ses fonctions logiques, il devient extatique. » (Idem, p. 204) Extase qui rappelle celle de Bataille surtout parce que « l’extase » de Blaga peut émerger aussi de l’expérience…
Sans être experte, la division entre « rationnel/irrationnel » n’appartient pas à Blaga à cent pour cent… Je commencerais avec l’Éloge à la folie d’Érasme de Rotterdam. Puis Nietzsche dans le Gai savoir (« … elle s’entoure alors d’une cour brillante de raisons et veut faire oublier à toute force qu’elle est au fond pulsion, instinct, folie, déraison. » (1997, p. 57) et dans Par-delà du bien et du mal rend compte de l’autre côté de la pièce de monnaie : la chose que la philosophie ne peut pas expliquer et ne le pourra jamais. Puis il y a Freud et l’inconscient. Le visible et l’invisible. L’être et le néant…
Dans ma perception d’artiste, c’est un mélange des deux : c’est de la foi en création, en art… et c’est aussi l’intuition que l’on travaille sur (à partir de) un terrain inconnu. Ce terrain est en soi, est soi, nous appartient, mais il est toujours terra incognita au sein de soi-même.
En revenant au paradisiaque et à son opposé, c’est la pensée luciférienne qui est porteuse de lumières dans la création artistique parce que « l’œuvre compose une peau de mots, d’images plastiques ou sonores » (…) « autour de l’impensé, de l’innommable, de l’irreprésenté, de l’inéprouvable » (Anzieu, 1996, p. 29-30). La connaissance luciférienne ne tombe pas dans un excès de logique qui empêche l’accès à l’essence des choses ; elle ne cherche pas nécessairement l’explication des mystères, mais leur amplification. La question est inévitable : à quoi peut servir la connaissance si ce n’est pas pour diminuer l’inconnu ? S’il n’y a pas de réduction de l’inconnu, il n’y a pas de connaissance, mais que de l’ignorance.
La connaissance luciférienne permet d’appréhender l’objet comme fendu en deux, « une part qui se montre et une autre qui se cache », un mystère qui « d’une part se montre à travers ses signes et d’une autre se cache derrière ses signes. » (2013, p. 253) La connaissance luciférienne appartient, de toute évidence, à la création qui d’une part révèle en même temps qu’elle cache. Le mystère augmente parce que « l’objet de la connaissance luciférienne est toujours assis au carrefour, au croisement des autres deux dimensions : celle du “montré” (connu) et celle du “caché” (inconnu) » (2013, p. 259). Ainsi, pour répondre à ma question de plus haut sur le sens de la connaissance qui ne dévoile pas, mais cache encore, il me semble que l’élucidation d’un mystère ne passe pas absolument par son dévoilement total. Pour Blaga il y a trois modalités de cette connaissance poético-luciférienne :

1.     Plus-connaissance — atténuation du mystère
2.     Zéro-connaissance — permanence du mystère
3.     Moins-connaissance — approfondissement du mystère

Le zéro est un point de départ, le milieu d’où s’ouvrent toutes les possibilités, un endroit où le mystère « se fixe en identité avec soi-même dans une position définitive, reconnue comme inattaquable par des moyens conceptuels-logiques » (2013, p. 263). Je crois que, même si le mystère est respecté dans son essence et, selon Blaga, il ne peut prendre que trois dimensions (plus, moins ou inchangé), il est tout de même travaillé. Le mystère approché change. La création artistique est basée essentiellement sur le mystère — mystère contenu dans le sujet créateur. Il me semble qu’il devrait y avoir une quatrième modalité, une qui remplace un mystère par un autre. Il y a cette part en nous qui cherche à faire surface, qui prend « vie » dans une œuvre — part inconnue qui paraît être atténuée de son mystère, mais qui devient un autre. C’est un cycle infini d’ailleurs, parce que celui qui voit-lit-écoute cette création qui a des racines dans le mystère fait, lui aussi, un travail d’atténuation, d’approfondissement ou de remplacement de cet inconnu qui est à la fois visible et invisible.
Qu’est qu’il se passe avec ce type de connaissance/pensée qui dépasse son propre concept ? C’est qu’elle existe bel et bien, mais elle dépasse l’explication. Donc quand il s’agit d’une (auto) formation à la création, l’individu qui se trouve dans ce processus ne doit pas vraiment chercher à percer l’inconnu — il lui suffirait de connaître son existence et de l’expérimenter/vivre plutôt que de l’expliquer. Dans ce cas, le sommeil de la raison n’engendre pas des monstres, mais révèle plutôt des parties inconnues, méconnues et dé-connues par la raison du visible. Sans ces parties inconnues, la création ne pourrait pas avoir lieu. « L’art n’est pas construction, artifice, rapport industrieux à un espace et à un monde du dehors. C’est vraiment le “cri inarticulé” dont parle Hermès Trismégiste, “qui semblait la voix de la lumière”. » (Merleau-Ponty, 1964, p. 70) ; l’art n’est pas une question calculable.
Cette dernière réflexion est en lien avec une exposition et débat actuels : la machine peut-elle remplacer l’artiste ?[8] Il s’agit d’un art « fait » par l’intelligence artificielle qui tout en étant une question séparée, offre une analogie et pose la question si la seule pensée sèche et dépourvue de poétisme et de mystère peut être source de création. L’homme cherche quand même à révéler le mystère et ces tentatives de révélation débouchent dans la création : « A l’homme s’ouvre une autre possibilité de révéler le mystère que celle de la connaissance directe et de contact. Cette deuxième possibilité est la voie des œuvres. » (Blaga, 2011, p. 478)
Voici l’analogie que fait France Culture entre création et intelligence artificielle : « L’irruption du “deep learning” a métamorphosé la recherche en intelligence artificielle, et par extension la façon qu’ont les artistes de les appréhender : les IA ne se contentent plus d’appliquer les consignes qui leur ont été données, elles sont capables d’apprendre, de créer, de composer de la musique ou de peindre des tableaux. ».[9] Le deep learning de la machine devient à un moment donné « Deep Dream » : application de création des œuvres d’art à partir des millions d’images disponibles sur l’internet… Est-ce de la création ? De la vraie ? C’est vrai que la création artistique ne sort pas réellement du rien, on a des bases de données internes, subjectives et en grande partie subconscientes et notre production artistique est basée sur de l’information existante, mais elle ne se fait pas sur base de calculs et d’algorithmes. C’est la subjectivité qui fait défaut à l’IA. Il ne peut pas y avoir un acte créateur sans une « simple, ininterrompue et irrationnelle irruption d’inédit ou comme acte intercalé gratuitement dans un devenir continuel… » (Blaga, 2011, p. 489)
L’enfant crée, n’est-ce pas ? Fait-il de l’art ? L’Intelligence Artificielle fait-elle de l’art ? Par extension, le trop rationalisé ou le trop pensé est-il créateur ? Quelle dose de raison et d’irrationnel permettrait le franchissement des limites ? Le deep learning et le Deep Dream devraient aussi faire partie du vocabulaire appliqué à l’humain. D’abord c’est de l’apprentissage très profond, si profond que la connaissance s’applique automatiquement : elle dépasse sa condition de « savoir ». Elle entre dans un Deep Dream qui est créateur. Ce qu’il manque à l’Intelligence artificielle c’est l’expérience du monde qu’elle ne peut pas vivre — elle ferait court-circuit devant la complexité.
Il n’y a pas de frontières franches entre le tangible et le transcendantal et on a tendance à chercher, mais « En admettant que nous désirions la vérité : pourquoi ne préférions-nous pas la non-vérité ? Et l’incertitude ? Et même l’ignorance ? » (Nietzsche, Par-delà du bien et du mal, p. 8)



[1]Lucian Blaga sur : http://www.romanianvoice.com/poezii/poezii/corola.php; traduction très personnelle ; je ne suis pas poète, mais il y a une version plus officielle sur : http://www.espritsnomades.com/sitelitterature/Blaga/blaga.html
[2] Les deux derniers titres : « Trilogie cosmologique » et « Trilogie Pragmatique » n’ont jamais été publiées comme telles, seulement en partie.
[3] définition de négintuition
[4] Blaga, Trilogia valorilor, p., 268-269 in Laura Corpodean, Relatia dintre teatru si filosofie la Blaga, teza de doctorat (rezumat).  en ligne : http://doctorat.ubbcluj.ro/sustinerea_publica/rezumate/2012/filosofie/Corpodean_Laura_RO.pdf
[5] Blaga prévient le lecteur dans l’introduction de la pensée luciférienne que ces termes sont purement symboliques et qu’il ne faut pas s’attendre à une « exégèse théologique sur la mythologie biblique, à une éventuelle allégorie gnostique ou, peut-être, à une problématique religieuse. » (2011, p. 245)  « à travers de ces deux termes symboliques, on indique dans le cadre de la connaissance une dualité qui n’a pas été aperçue comme telle jusqu’au moment. » (idem)
[6] « La lumière ne sort pas de la lumière, mais du noir. » M. Eliade, Isabel si apele diavolului.
[7]La foi perceptive de Merleau-Ponty. Mais je ne suis pas sûre d’avoir bien compris : on a la foi en ce que l’on voit même si on ne comprend pas (rationnellement) ?

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