Le non-savoir


Si la création est un mystère en soi et c’est « Ce qui ne peut être expliqué par l’esprit humain dans la nature, ou dans les destinées humaines ; ce qui est inconnaissable.[1] », elle est quasi non-explicable. Il ne s’agit plus d’une manière différente d’appréhender la connaissance, c’est plus profond. Parmi les théories sur la créativité, une me semble familière : il y a une désinhibition cognitive[2] qui réduit le contrôle mental au moment de la création. J’irais un peu plus loin en affirmant que cette non-domination du rationnel devient « créer dans le non-savoir ».
Ce « ne » ou « non » a une connotation négative, mais ce « négatif » ne serait pas à prendre dans un sens de « rien », mais plutôt au troisième sens d’André Green : « état d’une chose qui, contrairement aux apparences, continue d’exister même quand elle n’est plus perceptible par les sens, non seulement dans le monde extérieur, mais aussi dans le monde intérieur (de la conscience) » (1993, p. 30). Donc, ce dont Green parle, c’est de l’expérience de l’acte créateur rapportée : on ne sait pas ce qu’on fait. Ce n’est pas perceptible, pas par la raison en tout cas. Je serais tentée de dire qu’on le sait à un niveau plus profond, primitif, sensoriel. C’est une sorte de penser avec le corps (avec les mains, dans le cas d’un plasticien). Dans ce cas où l’on entre dans un domaine du non-verbal il est intéressant de se poser des questions sur la pensée elle-même. Sophie de Mijolla-Mellor fait un joli calembour : « savoir » → « s’avoir » ! Je comprends que dans ce calembour, le « savoir » serait une illusion ou une quête infinie.
Afin de mieux comprendre où l’on se place dans cette idée de non-savoir il faudrait appréhender d’abord ce qu’est son contraire : « État de la conscience d’une personne qui sait, qui a pleine connaissance de quelque chose ; entendement, connaissance, relation entre le sujet qui pose l’acte de savoir et l’objet de pensée, point d’aboutissement, par opposition à la certitude, à la croyance, à la foi ; p. méton., cet objet de pensée; relation entre le sujet connaissant et la proposition connue pour vraie “(Lal.1968) ».[3] C’était la définition du savoir qui doit être accompagné de son acte, de l’action, car savoir et pensée sont inséparables : « Ensemble des fonctions psychiques et psycho-physiologiques ayant la connaissance pour objet ; ensemble des phénomènes par lesquels ces fonctions se manifestent. »[4] Et plus loin « Philosophes et linguistes se sont toujours accordés à reconnaître que, sans le secours des signes, nous serions incapables de distinguer deux idées d’une façon claire et constante. Prise en elle-même, la pensée est comme une nébuleuse où rien n’est nécessairement délimité. Il n’y a pas d’idées préétablies, et rien n’est distinct avant l’apparition de la langue. Sauss.1916, p.155. »[5] Saussure le dit clairement : pas de pensée sans parole, par conséquent, pas de savoir sans pensée avec le mot comme enveloppe matérielle/externe de la pensée. Mais si l’on pense en images, peut-on considérer qu’on pense toujours et qu’on est dans un état de savoir sur ce que l’on fait ? Du point de vue neurologique (et en contredisant quelque peu la tradition philosophique), la pensée non-verbale existe même si c’est assez difficile de saisir clairement l’idée : « si nous nous prenons la tête dans les mains pour réfléchir sur la pensée non verbale, les mots affluent. Nous nous prenons à douter de son existence même. » (Laplane, 2001, p. x[6]) Cette neurologue donne au langage le rôle « de formaliser la pensée, avec les avantages de communicabilité », mais dans le cas de l’artiste qui communique à l’aide d’une image, le verbal n’est plus vraiment nécessaire.
Ce qui est « su » par le corps et devient objet (est crée) a un nom : « savoir incarné ». Un savoir que nous, les artistes plasticiens[7], possédons comme su et comme insu : il est là, mais il est impalpable. C’est quelque chose « qui se situe entre le savoir de la science et l’expérience humaine, entre cette expérience et le monde. » (Hert, 2014, p. 6 en reprenant l’idée de Merleau-Ponty). Le monde, j’ajouterais, est aussi le monde interne. Comment expliquer ce qui se fait avec le corps ? Est-ce que le corps pense ? Est-ce que la main qui conduit le pinceau sur la toile suit-elle des ordres exacts de notre raison ?
On a passé déjà en revue la sublimation, ce processus indéterminé (lui aussi !) et je dois revenir vers Laplanche pour étayer un peu plus mon idée sur la création dans le non-savoir. Laplanche articule l’exemple de Leonard da Vinci à la sublimation, étant l’un des destins des pulsions, ne pousse pas seulement vers la création, mais aussi vers le savoir. Selon Laplanche, Leonard finit par peindre peu, parce qu’il y avait « un freinage dans l’activité picturale par une investigation intellectuelle de plus en plus profonde, obsessive même, à un point où presque toute pulsion créative passe finalement vers la connaissance, sans possibilité de reconversion.[8] » (Laplanche, 2002, p. 101) Les deux activités sublimées sont en conflit et il manque une certaine dé-sublimation « revenir, au moins partiellement vers le pulsionnel. Alors l’activité de la peinture serait quelque chose beaucoup plus proche au pulsionnel, ce que Freud appelle désir de vivre, que l’activité intellectuelle.[9] » (Laplanche, 2002, pp. 102-103). Il semblerait donc, si je comprends bien cette assertion,  que pour créer il ne faut pas penser, il ne faut pas « savoir ».
Derrida nomme son livre « Penser à ne pas voir » — phrase que je voudrais inverser : dans le domaine de la création visuelle, il s’agirait plutôt de voir à ne pas penser. C’est comme si la vue et le trop visible paralysaient la pensée et le savoir. « Plus subtile serait la relation du savoir à ce qui en met “plein la vue”, qui comble le visuel pour mieux paralyser la pensée. » (de Mijolla-Mellor, 1992,p. 195) Sophie de Mijolla-Mellor cite aussi Anton Ehrenzweig, L’ordre caché de l’art : « La créativité garde des relations étroites avec le chaos du processus primaire — que nous ayons alors le sentiment d’un chaos ou bien d’un ordre créateur élevé, cela dépend entièrement de la réaction de nos facultés rationnelles » pour compléter : « Il s’agit là d’une vision, mais au sens métaphorique d’une vision intérieure et de ce fait inapte à la saisie par le langage. » (de Mijolla-Mellor, 1992, p. 202)
La notion de chaos qui engendre est complétée par un processus secondaire de rationalisation. Dans le cas de la création littéraire, il y a un travail intellectuel qui correspond à la quatrième phase de composition de l’œuvre[10]. La prise de conscience dans l’après-saisissement je la situerais aussi dans cette avant dernière phase : la composition, le « faire » physique de l’œuvre implique conscient et non-conscient, savoir et non-savoir en même temps. D’ailleurs, il me semble que les quatre premières phases décrites par Anzieu arrivent à fonctionner enchevêtrées et en se répétant. Juste la dernière phase échappe à l’indéfinissable propre à la création, car elle verbalisable. Alors, y a-t-il ou non de la pensée s’il n’y a pas de langage ?
Pendant l’acte de créer, l’on ne sait pas ce que l’on fait. Mais, on le sait, c’est seulement hors raison. Ça sort de l’intime, du fond de soi-même, de l’expérience intérieure. Bataille a eu une « lutte contre un intellect qui impose une représentation scientifique et unifiée de l’univers, très loin de la fécondité du multiple et du sensible. » (Swoboda, 2006, p. x[11]). En écrivant sur l’art et même en se situant du côté du spectateur, du celui qui regarde l’œuvre qui représente quelque chose, sans toucher au processus de création, il se trouve toujours dans une impossibilité de description parce que « la raison est parfois sacrifiée sur l’autel de l’expérience intime, si bien qu’un jeu de sensations l’emporte sur l’ordre du discours. » (Swoboda, 2006, p. x) comme s’il y avait un « point aveugle » impossible à capter, seulement complété par un processus de transduction : « La “tache aveugle” du “cogito”, comme celle de la vision oculaire, révèle “quelque chose” qui se dérobe à la pensée, affole le savoir ; ce “quelque chose”, cet “il y a”, “ce qui est”, Bataille le nomme d’un mot négatif, transgressif : informe. » (Teixera, 1997, p. 39) et ce « “quelque chose comme”, qui n’est pas rien, qui transgresse les catégories formelles, celles du langage comme de l’esthétique, et affole le savoir. » (Teixera, 1997, p. 41). Ainsi, moi, l’artiste, sans avoir vraiment accès à la parole, je me situe dans le point aveugle d’au-delà du langage… et on dirait que je ne peux que me référer aux autres.
Le travail créatif pourrait être décrit selon Bataille comme ceci : « Je demeure dans l’intolérable non-savoir, qui n’a d’autre issue que l’extase elle-même » (1943, p. 25). Le non-savoir, dans toute sa négativité : « La différence entre expérience intérieure et philosophie réside principalement en ce que, dans l’expérience, l’énoncé n’est rien, sinon un moyen et même, autant qu’un moyen, un obstacle ; ce qui compte n’est plus l’énoncé du vent, c’est le vent. » (p. 25). Je pense que ce sont les deux qui comptent : le vent et son énoncé. Pour conclure, on est bel et bien dans le domaine du non-savoir. Cependant, ce non-savoir n’est pas de l’ignorance et de la méconnaissance du sujet, c’est une simple impossibilité de verbalisation. Le verbe, qui valide la connaissance, dans ce cas serait un empêchement au plaisir et à la jouissance de l’œuvre. En plus, il me semble que nous, les artistes peintres, nous voyons aussi les choses de l’intérieur et nous n’avons pas du tout une vision claire et surtout pas objective.
Le non‑savoir est le parti pris pour l’altérité, contre la fermeture d’un savoir ou d’un discours ; il a à voir avec la limite, qu’il explore et maintient ouverte. Mais pour lui l’altérité s’atteint toujours d’abord par la négation, et il porte la trace ou la mémoire de ses renversements. L’enjeu peut être d’embrassement d’une altérité soudain perçue dans la trame commune du savoir et du réel. [12]

Je retiens dans ces phrases de Girardi le mot « altérité » plus qu’autre chose parce que s’il s’agit de la création, pas seulement d’un objet esthétique, mais aussi de soi, il y a rupture. D’abord, il y a un clivage entre « les valeurs d’intelligence, de rationalité, de stabilité », le non-savoir « permet le surgissement d’autres valeurs : le dessaisissement, la désappropriation, l’inquiétude, le tourment, mais aussi la plénitude soudain retrouvée, le décentrement libérateur, la joie, ou encore la conscience renouvelée de la richesse inépuisable du réel. » (Pic, Selmeci Castioni, van Eslande, 2012, p. 13). Ou encore une perte de soi en soi. André Green a mentionné déjà les destins négatifs de la pulsion entre lesquels se situent la sublimation et l’identification. La sublimation a un mouvement vertical, vers le haut et il me semble que sa part négative se situe plutôt dans une impossibilité de désublimation (le cas de Léonard : sa recherche intellectuelle très profonde donnerait une impossibilité de peindre, activité plus « proche du pulsionnel, de ce que Freud lui-même appelle désir de vivre, que l’activité intellectuelle » (Laplanche, 2002, p. 103[13]).
Qu’en est-il de l’identification ? Elle est toute positive à moins qu’elle dérape… C’est l’autoidentification, identification à cet autre qui est moi, et que Michel de M’Uzan (2005) appelle le « jumeau paraphrénique ». Pour moi, ce jumeau est celui qui ne sait pas, mais qui, néanmoins, sait travailler l’expérience. Le moment de la création se situe dans le non-savoir pas seulement parce qu’il y a une « (in) connaissance pouvant être diversement qualifiée : sensible, subjective, transgressive, mystique, irrationnelle, etc. » (Pic, Selmeci Castioni, van Eslande, 2012, p. 10). (Et corporelle). C’est aussi parce que cet autre moi contenu en nous, ressort au moment de créer, moment de « “je ne suis plus moi-même”, qu’il faut entendre qu’elle est, en fait, renvoyée au plus foncier d’elle même, au cœur du lieu paraphrénique, lieu de vérité ? » (de M’Uzan, 2005, p. 26). C’est un lieu de vérité, oui, mais aussi un lieu du fantastique et de l’imagination qui n’est pas écrasée par la raison.


[2]«The findings align nicely with a dominant theory of creativity called “cognitive disinhibition,” which posits that creativity is the product of reduced control over what is happening inside of your mind, leading you to entertain new ideas and think more fluidly. » (https://www.artsy.net/article/artsy-editorial-new-study-suggests-link-creativity-brain-structure )

[7] Je suppose que c’est plus ressenti par les danseurs, les acteurs et même les musiciens. Et peut-être pas du tout par les écrivains.
[8]Traduction personnelle
[9] Traduction personnelle
[10] « Ce quatrième processus a été le moins étudié du point de vue psychanalytique, sans doute parce que ses rapports avec l’inconscient sont jugés plus lointains, et que la part de l’élaboration secondaire s’y révèle importante. (…) Nous entrons là dans une activité d’accompagnement de la création, de suite nécessaire à lui donner, qui n’est plus en tant que telle créatrice (encore qu’elle serve parfois de relance au travail créateur) et qui relève, plus généralement, des tâches de confection, de rédaction, d’écriture (au sens large incluant l’écriture musicale, picturale, scénographique, etc.). » (Anzieu, 1981, p. 125)
[11]Texte en ligne sans numération
[12]Clément Girardi, « Hypothèses de non‑savoir », Acta fabula, vol. 16, n° 6, « "Vertus passives" : une anthropologie à contretemps », Septembre-octobre 2015, URL : http://www.fabula.org/acta/document9448.php, page consultée le 25 mars 2017.

[13] Traduction personnelle

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