Je suis, je suis devenue
Doina Vieru
(roman de formation)
Ma recherche se base en grande partie sur
mon expérience personnelle d’artiste peintre et part aussi d’une multitude de
questions que je me suis toujours posées sur le fait d’être artiste. Cette
expérience je dois la présenter, la raconter, d’une part parce qu’elle est le
fondement de cette recherche et de l’autre part parce que j’ai un parcours
formatif qui englobe hétéroformation académique et une autoformation toujours en
processus. Cette autoformation continue que je qualifie d’autopoïèse en mouvement, m’apparaît comme l’essentiel de la
condition de l’être/du devenir artiste.
Je
suis artiste et apparemment je l’ai toujours été. Je ne crois pas que je suis
un cas commun, mais il semble que mon parcours a été tracé depuis ma petite
enfance. Toutefois, en réfléchissant, je ne sais pas si à mes huit ans je
semblais très intéressée[1] quand
ma mère m’a proposé de m’inscrire à un cours de dessin animé fait pour et par
les enfants. Puis, je ne suis pas si sûre que j’avais montré une vraie vocation
pour que ma mère me propose, à l’âge de 11 ans, d’abandonner l’école où j’étais
pour tenter l’admission au lycée[2] de
beaux-arts de Chisinau. Donc, à cet âge j’inaugure aussi le fonctionnement par
concours où il faut mériter l’endroit où l’on est[3] :
il ne s’agissait plus d’une simple inscription dans une école ni de passer en
classe supérieure sur la base des notes uniquement. De plus, le discours « tu
peux toujours faire autre chose, une école “normale”, le monde n’a pas besoin
d’autant d’artistes » était continuellement présent.
Je
dis toujours que c’est au lycée où j’ai appris tout ce que je sais ou tout ce
que je devrais savoir en tant que base, en tant que grammaire[4]. Au
début c’était encore l’époque soviétique, puis la révolution, l’indépendance
aussi, mais le système ne change pas d’un jour à l’autre. Et le système
éducatif-artistique en Moldavie était fondé sur le classicisme et sur le
réalisme socialiste. Être dans « l’académie » implique étudier la grammaire
artistique et la profession telle quelle : savoir soutenir correctement le
crayon, le tailler, savoir se placer devant la toile en relation avec l’objet
(nature morte ou modèle vivant), répéter inlassablement le mouvement de main
(et mental aussi) jusqu’à obtenir la ligne sûre et parfaite… tout comme le fait
un musicien qui commence à manier son instrument. Cette grammaire ne se réduit
pas seulement à la technique (autrement il s’agirait d’une formation d’artisan)
— on étudie les règles de la composition, les rythmes, le trait, l’harmonie, la
théorie des couleurs. On étudie les œuvres des maîtres, leurs astuces, leurs
solutions inédites et on essaie, en même temps, de développer un langage
personnel. Même si on ne nous donnait pas beaucoup de liberté d’action. On ne
peut pas faire une peinture abstraite, gestuelle quand un thème est imposé
d’office, mais on peut exécuter ce que le professeur a approuvé et en marquant son
empreinte (peinture épaisse ou diluée, appliquée au couteau ou plus
soigneusement avec un pinceau fin, une gamme de couleur privilégiée ou non,
tendance vers le monochrome ou vers le fauvisme, etc.) Donc à l’âge de dix-sept
ans on finit le lycée avec un bagage de connaissances très sérieux et, déjà,
avec une tendance à s’individualiser.
Ma
description de mon lycée de beaux arts est celle issue de mon souvenir. Afin de
la confronter avec celle des autres et de la vérifier, j’ai contacté une de mes
anciennes professeures. Je lui ai posé la question sur sa perception de l’enseignement
qu’elle nous dispensait. J’ai reçu une réponse des plus étonnantes. Elle a
commencé par faire un parallèle et passer d’emblée de son enseignement vers
l’éducation en général : celle d’une mère, d’une maîtresse de l’école
maternelle ou d’une professeure d’université. Tout ce qu’elles peuvent faire
c’est de transmettre quelque chose de leur expérience, de leur connaissance, point
de vue, mode de pensée et de compréhension personnelle. Pas plus. Plus loin, sa
pensée est surprenante. Je ne m’y attendais pas et je souligne.
D’ailleurs c’est
l’imitation comme méthode d’éducation qui en est la garantie, ni plus ni moins,
de la survie, et ça c’est au niveau de l’instinct même. Celui qui a survécu,
transmet son expérience, et plus tôt la prochaine génération s’approprie celle-ci,
c’est-à-dire l’imite, plus elle aura de chances de survivre. La recherche de nouvelles formes dans
n’importe quel domaine, c’est-à-dire la création, est une anomalie qui, dans la
plupart des cas, mène à la destruction surtout personnelle, et dans de rares
cas, à l’évolution de notre espèce. C’est l’ironie de la vie.
Alors que si vous
avez eu la chance d’être nés dans une famille créative et d’avoir étudié dans
les écoles de création, vous avez pu développer dès le départ des qualités comme
la pensée indépendante, l’esprit d’analyse, une vision profonde, la recherche
des solutions originales, c’est-à-dire créatives. Mais vos chances de survie ne sont pas optimales, toutefois, en retour,
vous avez des chances (très petites, mais quand même) de changer l’humanité.
(Blague) Il y a des exceptions quand les enfants de la campagne sont sensibles
à de telles choses, et vice versa.
Ma professeure m’étonne en nommant
la création « une anomalie », mais je crois qu’elle a raison : la
singularité d’une œuvre jamais vue auparavant (même si elle a des racines, elle
est inspirée de la nature et d’autres créations uniques) est une altération du
connu. Cette capacité de survie alimentée (peut-être) par l’illusion « de
changer l’humanité » est aussi essentielle. Et bien sûr, quand on dit « changer
l’humanité » il faut s’inclure. Il faut changer soi-même.
Puis cette anomalie dont parle ma
professeure et « qui, dans la plupart des cas, mène à la
destruction surtout personnelle » rejoint les mots de René Kaës : « Animal critique du fait de sa prématuration,
l’homme de tous les vivants est celui qui éduque, forme et reforme et, par un saut souvent périlleux, crée. La
formation humaine, liée à la spécificité du mode humain d’existence au monde
est une technique d’élaboration de la rupture inaugurale et un mécanisme
d’extinction de la crise première suscitée par le dérèglement de la naissance. »[5]
Naissance que je n’entends pas uniquement comme venue physique au monde en tant
qu’être incapable de survivre par soi-même, mais aussi comme une naissance
postérieure, avec une conscience de soi.
Ce
que m’emmène vers la suite : sur les études postérieures à ce lycée je dis
toujours que je n’ai appris que ce que je ne dois pas faire ! Pendant mes deux
années à l’Académie de musique, théâtre et arts plastiques en spécialité
céramique… je n’ai appris que quelques rudiments de cette technique, le fait
que je déteste l’argile et le plâtre et que j’ai reculé académiquement.
Finalement cela n’a fait que me permettre de travailler réellement sur
moi-même. En maudissant ces deux années « perdues » j’ai réussi à être admise à
l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts à Paris où je me suis heurtée à un
système d’enseignement que je n’avais jamais connu auparavant. Le contraire
absolu de l’académie précédente. De la liberté avec laquelle je ne savais pas
quoi faire. J’y ai passé que deux ans et je suis partie en Équateur.
Ici
à Quito, j’ai voulu finir mes études et selon mes calculs il ne me restait
qu’une année à faire : deux ans en Moldavie plus deux ans à Paris qu’il
fallait faire valoir. Le coup institutionnel reçu a été bas : selon les
lois locales, je ne pouvais intégrer la faculté d’arts qu’à partir de la
première année. Dès le début. C’était le moment où j’ai rompu avec
l’institution éducative et j’ai commencé à produire mon œuvre dans mon atelier[6] et à m’insérer
graduellement au sein de la scène artistique. Dix-sept ans plus tard, je suis à
peu près connue, j’expose, on m’invite à participer à des événements
institutionnels, je suis présente dans des livres… On peut dire que je me forge
petit à petit un nom, une trajectoire.
Quand
est-ce je suis devenue artiste ? Avec l’école, en solitaire ou est-ce chacun de
ces éléments qui a été essentiel ? Puis, il faudra aussi se demander :
devenir/être artiste est-ce l’entrée dans ce circuit de la scène artistique,
dans l’art comme institution, ou est-ce la « professionnalisation » ? Ou
alors, le simple fait d’énoncer — se déclarer à soi-même « je suis artiste » — suffit-il ?
Mon
histoire de formation dans l’institution éducative pourrait laisser deviner une
sorte de dépendance vis-à-vis du maître ou de l’encadrement scolaire. Ce
n’était pas mon cas : je me suis toujours arrangé à faire ce que je
voulais et comment je le voulais. Je n’étais pas soumise, je vivais des
conflits, mais on m’accordait cette liberté. Liberté, qu’est-ce qu’elle
peut représenter pour un lycéen ou un étudiant ? Ne pas avoir un croquis pré-approuvé
qui deviendra le tableau de fin de semestre. Ne pas montrer le travail en cours
de réalisation à son professeur. Déclarer et insister que le dessin est fini et
prendre un livre au lieu de continuer à torturer la feuille de papier. Des
choses simples auxquelles les étudiants ont accès difficilement à moins qu’ils
le prouvent. Il faut prouver ses capacités et sa qualité pour pouvoir s’autonomiser.
Et il faut se le prouver à soi-même aussi.
Après
ce compte-rendu de ma formation artistique je me pose quand même la
question : j’étais ou je suis devenue artiste en passant par des mains qui
m’ont modelé ? Suis-je devenue malgré eux (modelage excessif) ? S’agit-il plus
de l’inné qui est aidé à éclore ? J’ai survécu malgré les propos
évolutionnistes basés sur l’imitation de ma professeure et peut-être je change
même l’humanité (un tout petit peu et l’humanité d’un seul humain au moins) ?
Je ne sais pas. Ici c’est mon histoire et c’est cette histoire particulière qui
m’a rendue ce que je suis et qui travaille toujours sans que je m’en rende
vraiment compte. En tout cas, depuis que j’étais petite et jusqu’à l’université
je n’étais pas très sûre de devenir peintre — j’étais sûre d’être artiste — je
ne disais pas « je veux », c’était plus une sorte de « je suis, je le serais ».
Pourquoi ? Parce que je fonctionne de façon très sensorielle et j’ai besoin de
poser ces sensations quelque part, de les partager avec d’autres aussi. Je ne
peux pas les raconter — j’essaie de les montrer.
Mais,
la vérité… Dès qu’on me demande ou dès que je me pose moi-même la question sur
ma (auto) création (qui est toujours un processus en continu) ce que me vient à
l’esprit ce sont deux souvenirs. Une lune gigantesque qui marchait à ma
rencontre et une poubelle nocturne, solitaire avec un journal qui tentait de
s’échapper avec le vent. Je n’ai jamais pu peindre cette image — je la
revois comme un film. Mais elle est toujours là et guide ma création. Une
expérience sensorielle qui a marqué peut-être mon approche à l’œuvre d’art, mon
style et ma création.
Je fais miennes les paroles de Shitao,
Moine Citrouille-Amère : « N’importe
qui peut faire de la peinture, mais nul ne possède l’Unique Trait de pinceau,
car l’essentiel de la peinture réside dans la pensée[7],
et il faut d’abord que la pensée étreigne l’Un[8]
pour que le cœur puisse créer et se trouver dans l’allégresse ; alors dans ces
conditions, la peinture pourra pénétrer l’essence des choses jusqu’à
l’impondérable. »[9]
(Shitao) L’unique Trait de pinceau est aussi unique que celui qui le possède —
il est absolument individuel même si en essence c’est un idéal auquel on aspire
toujours.
[1] Tous les enfants dessinent et créent de telle façon que
nous, les artistes peintres, on meure d’envie. Ce sont des vrais
artistes ? Le seront ?
[3]À l'ENSAD (École nationale
supérieure des arts décoratifs), à Paris, par exemple, le taux de réussite des
candidats est de 4 %. (sur : http://www.letudiant.fr/etudes/ecole-art/bien-choisir-son-ecole-d-art.html). Un document de Campus France explique que « Les
Écoles d’art sont toutes très sélectives. L’admission s’effectue par concours
et présentation d’un dossier artistique après le baccalauréat ou équivalent, ou
encore après une année préparatoire, voire un niveau de 2 années d’études
artistiques. L’entrée dans les meilleures Écoles supérieures françaises d’art
présente un taux de réussite qui pour certaines ne dépasse pas les 5%. Il
existe de nombreuses formations préparatoires, publiques et privées, aux
concours d’entrée des Écoles d’art. » (https://ressources.campusfrance.org/catalogues_recherche/diplomes/fr/diplomes_art_fr.pdf )
[4]Grammaire que je transgresse, que je détruis parfois
même si elle est toujours là comme fondement
[5]Crise, rupture et dépassement, texte en ligne
sur : http://psycha.ru/fr/kaes/1979/crise_rupture_depassement4.html#toc26
[6]Couloir, chambre, etc. Il faudra ajouter aussi que je
me suis mariée avec un artiste et - on l’affirme tous les deux – on a grandi
ensemble sur le plan professionnel. Chacun fait ses expos indépendamment mais
il y a dialogue, entraide, conseil (mauvais conseil aussi)
[7]« …comme la capacité de « détacher et
dégager l’essentiel et de concentrer l’esprit sur la forme à donner aux
choses » » (Ryckmans, Les propos sur la peinture du Moine
Citrouille-Amère, p. 117)
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