Tolérer le négatif


Tout ce négatif, lieu du non-savoir, de l’expérience mémorable, du saisissement et du mystère peut avoir la capacité de détruire une personne plus que celle de la créer. Mais le créateur doit pouvoir faire travailler ce négatif potentiellement destructeur…

« La capacité négative désigne une faculté qui est la faculté poétique elle-même, qu’il faut étendre et accroitre contre la tentation du renoncement qu’est l’adoption précipitée d’un dogme, d’une doctrine, d’une croyance quelconque, bref de ce que nous appellerions aujourd’hui une idéologie, fût-elle l’idéologie de la poésie. (…) Négative elle n’est parce qu’elle est, non pas seulement pensée, mais intimement vécue comme une lutte de tous les instants conte toutes les forces puissantes qui poussent en sens inverse, c’est-à-dire en définitive contre la mort[1] du sens qu’est la détermination de tout sens, contre la mort de l’amour qui est à l’horizon de toute cristallisation[2] sur une personne, contre la mort tout court dont chacun, sitôt né, porte sans doute en lui-même le désir obscur et que signifie tout achèvement d’une identité. » (Davreux, 2009, p. 18-19)

La description de cette pensée de Keats par le préfacier de l’édition bilingue de sa poésie [3] transmet ce que le négatif veut exprimer dans cette recherche. La Capacité négative n’a été mentionnée qu’une seule fois par Keats dans une lettre pour ses frères et la traduction officielle[4] va ainsi : « cette qualité de tant d’importance en littérature, et que Shakespeare possédait dans de telles proportions — je veux dire (…) la faculté chez un homme de savoir exister au sein des incertitudes, des mystères, des doutes, sans vouloir d’irritante façon rejoindre à tout prix le terrain des faits et de la raison. »[5]  Sans vouloir négliger la traduction de l’un des plus fins lecteurs de Keats et connaisseur éminent de ces deux langues[6], j’aimerais bien la déchiffrer à ma manière. La lettre, disponible sur Internet et de domaine public[7], contextualise cette idée en relation avec certains de ses contemporains. Plusieurs choses se reliaient dans sa tête et d’un coup Keats a été frappé : quelle est la qualité qui forme un homme accompli [8]?
Avant de passer à la capacité de tolérer mystères et doutes, je voudrais m’attarder un peu sur le début de cette idée qui ne m’a frappée qu’une fois que j’ai lu la lettre en anglais. « Man of achievement » — un homme accompli, complet, plein qui pourrait signifier une perfection quasiment inexistante, un individu qui est arrivé au nirvana ou qui est, tout simplement mort[9]. Comme Shakespeare. Pourquoi prendre Shakespeare comme exemple ? Shakespeare est accompli, parce que c’est l’écrivain anglais qui est toujours d’actualité et qui a pu décrire l’humain et l’humanité en passant par la tragédie et par la comédie et montrer ainsi deux extrêmes. Shakespeare arrive à entrer dans le labyrinthe de la connaissance de l’homme — de la connaissance de soi. L’homme accompli ou celui de l’accomplissement (selon la traduction mot-à-mot) est contradictoire à l’inachèvement qu’implique l’éducation tout au long de la vie et l’autoformation permanente, mais peut-être « accompli » ne signifie pas nécessairement « fini », même si c’est l’un de ses synonymes.
Le « Man of Achievement » est l’artiste (ou pas) qui est arrivé à embrasser dans son soi tout ce que fait partie de la vie : le positif et le négatif. C’est peut-être le surhomme nietzschéen qui est par-delà du bien et du mal.
Pourquoi place-t-on incertitudes, mystères et doutes dans le négatif ? C’est peut-être considéré comme négatif parce c’est déplaisant. L’incertitude est désagréable.
Pour vivre avec tous les mystères de l’existence (et de soi), l’homme essaye, plus que de développer une aptitude au négatif[10], de trouver des explications, de pénétrer les mystères, car « l’incertitude est un état aversif qui génère un stress cognitif ».[11] C’est une des hypothèses de la théorie de la réduction de l’incertitude. De manière générale, l’homme, en tant qu’animal social, est conforme, est soumis, est ajusté à la norme et tente de réduire les dissonances cognitives[12] et cherche un équilibre cognitif. Certes, il s’agit d’un processus de rationalisation qui tenterait d’expliquer tout. Quasiment comme un mécanisme de défense, selon la théorie de la gestion de la peur[13] (existentielle, peur de la mort, peur de la connaissance de sa propre mort, une sorte de négation), l’homme accepte des croyances qui donnent du sens au monde et à la vie. C’est le cas des explications du monde et des phénomènes par la religion, par les mythes et les légendes…
Cette courte incursion dans les théories de la psychologie sociale démontre que les gens ne sont pas des hommes accomplis — ils ne peuvent pas digérer l’incertitude et « tuent avec la raison les mystères du monde »…
La question s’impose : la capacité négative, est-elle réservée aux artistes ? Aux créateurs en général ? Créer c’est « Donner l’existence à quelqu’un ou à quelque chose en les tirant du néant » et « Concevoir, imaginer quelque chose de nouveau, donner une forme originale à quelque chose. »[14] et le fait de sortir quelque chose de nouveau, d’original du rien doit être fondé sur une capacité, une volonté pour explorer l’inconnu, sans que cet inconnu effraye. Il se peut qu’il effraye toujours, mais l’artiste dispose d’une tolérance à la prise de risques aussi, car, pour lui, il s’agit bien de sortir des sentiers battus et parfois de s’y perdre.

« L’incapacité de tolérer la frustration risque de faire obstacle au développement des pensées et d’une capacité de penser, bien que la capacité de penser puisse diminuer le sentiment de frustration qui accompagne la prise de conscience d’un délai entre un désir et son accomplissement. » (Bion[15], 1967, p. 129)

Je voudrais prendre le terme « pensée » qu’utilise Bion dans un sens plus large qui n’est pas seulement cognitif — c’est aussi la capacité de tolérer le non-savoir et d’apprendre à partir de l’expérience. L’expérience « s’affirme comme l’un des lieux privilégiés de production de connaissances négatives rattachées à la subjectivité et, avec elle, à l’émotion, la perception et la réalité sensible. » (Pic, Selmeci Castioni, van Eslande, 2012, p. 17). Et aussi à l’embarras, à la perdition et à l’impuissance. Ce sont trois éléments sur lesquels a travaillé Adam Phillips en les reliant à une certaine capacité négative du sujet à tolérer des frustrations. Je passerais de l’embarras au « dérangement », surtout dans le cas d’un artiste : si la sublimation est une élévation des pulsions sexuelles dans un but non sexuel, être un embarras serait une élévation de soi aux yeux de la société : « Nous punissons les délinquants, semble sous-entendre Orwell, d’être des embarras ; nous récompensons les artistes pour la même raison. » (Phillips, 2009, p. 26) — mais c’est un autre sujet qui s’inscrit plus dans la création du mythe de l’être artiste…
Ce qui capte mon intérêt chez Phillips ce sont les autres deux notions « négatives » qui se rapprochent de mes mystères de l’expérience et du non-savoir : l’égarement et l’impuissance. « S’employer à se perdre — c’est une création du labyrinthe — est le travail accompli quand le désir a un objet : on s’emploie à se perdre parce qu’on n’est pas perdu. » (Phillips, 2009, p. 36) — on est dans le non-savoir tout en sachant en même temps. Puis, s’il n’y a pas d’inconnu (le fait de se perdre) comment peut-on créer ? Se perdre, c’est sortir des sentiers battus, explorer, même au péril de se perdre ou de se trop trouver… Philips parle d’une carte, qui n’est pas la bonne, mais qui aide quand même à trouver la voie. La voie correcte ? On ne sait pas, on crée du nouveau donc, on ne sait pas : « il suffit de disposer d’une carte, n’importe laquelle, pour n’être plus perdu » (Phillips, 2009, p. 44) — cette carte n’est-elle pas juste le désir de créer ? Malgré, en dépit de, nonobstant.
« Si nous ne pouvons tolérer l’impuissance, nous ne pouvons tolérer la satisfaction. Le complot contre l’impuissance se révèle être un complot contre la satisfaction. Freud sous-entend que la satisfaction réelle tient au fait de vivre sans illusions, sans les désirs magiques des croyances religieuses. » (Phillips, 2009, p. 85) Faut-il se sentir impuissant régulièrement ? Frustré aussi ? L’impuissance est un état frustrant : c’est l’impotence devant l’œuvre à faire ou devant la manière dont elle est créée — l’image mentale, l’idée ou la sensation avec laquelle on commence la création n’aboutit que rarement et elle est toujours différente. Il y a aussi les moments ou l’œuvre gagne le combat et l’auteur risque de succomber devant ce quelque chose. Je connais parfaitement ce sentiment dans mes moments à l’atelier : l’insatisfaction de soi et de l’œuvre et une sorte d’incapacité à faire davantage. On est impuissant, littéralement. Mais, sans cette impuissance, peut-il y avoir continuation ? C’est comme le trauma, le moment expérientiel limite qui alimente d’une certaine manière le travail et l’insatisfaction pousse à aller en avant, à faire et à refaire jusqu’à ce qu’une courte satisfaction apparaisse. Un instant de bonheur qui pousse vers un nouvel accomplissement, car, « Il n’y a pas de pleine satisfaction et seule la pleine satisfaction est désirée. Le désir engage la frustration — c’est, si l’on peut dire, son unique problème. Et la frustration est en elle-même reconnaissance de l’incapacité. Ce dont on aurait besoin, suggère Freud, c’est d’une capacité à l’incapacité. » (Phillips, 2009, p. 113). L’artiste donc, a besoin de cette aptitude de tolérance du négatif (et même du mal) — il faut pouvoir supporter le néant apparent d’où émerge l’inédit.


[1]C’est un peu comme ce que dit Green sur l’inachèvement : l’achèvement c’est la mort.  (très de mémoire)
[2] J’aime bien ce mot qui n’est pas négatif, il fait partie du mal (Jullien) C’est le contraire du mouvement, du changement, etc.
[3] John Keats, Seul dans la splendeur, Éditions Points, 2009
[4] « traduction de Charles du Bos […] sans doute l’un des plus fins lecteurs de Keats » (Davreux, 2009, p. 17)
[5]préface de Robert Davreux, p. 17 in John Keats, Seul dans la splendeur, Éditions Points, 2009
[6] Je suis étrangère en français et encore plus en anglais.
[8] Man of Achievement (…several things dovetailed in my mind, & at once it struck me, what quality went to form a Man of Achievement especially in Litterature & which Shakespeare possessed so enormously – I mean Negative Capability, this is when man is capable of being in uncertainties, Misteries, doubts, without any irritable reaching after fact & reason »
[9]Parce que achèvement est synonyme de la mort (André Green)
[10]traduction de la « negative capability » donnée par André Green p. 21
[12]« La coexistence de deux cognitions dissonantes entraîne un conflit cognitif que l’individu va chercher à minimiser. Aussi, dans l’objectif de trouver un équilibre interne, l’individu va faire en sorte de réduire la dissonance en ajustant ses cognitions de façon à rendre cohérent les éléments de son univers personnel. Cet ajustement est un processus de rationalisation par lequel une personne ajuste ultérieurement ses pensées pour les rendre consonantes vis-à-vis d’une cognition initiale ou vis-à-vis d’une cognition produite par un acte préparatoire. »https://fr.wikipedia.org/wiki/Dissonance_cognitive#Paradigmes_majeurs
[15] Réflexion faite

Commentaires

Articles les plus consultés