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Ce journal maintient difficilement le rythme. Le problème c’est que je le continue dans ma tête — la réflexion est constante. Dommage que je n’ai pas une imprimante intégrée dans mon corps ; le m’imagine le texte sortant par l’oreille comme un ticket de caisse. Déjà quel dieu ou déesse sont nés par l’oreille ? Bon, c’est Athéna qui est sortie à travers le crâne fendu de Zeus son père…

Donc je pense, je pense et je n’écris rien. Puis, je n’arrive pas à tenir un journal dédié purement à un seul livre ? Ça devient une fiche de lecture et je ne vois pas l’intérêt. C’est ennuyant. C’est un écrit scolaire qui n’a pas grand intérêt maintenant. Chose que je ne ressens pas que moi : on vient d’échanger de devoirs avec Céline et cette difficulté liée à l’écriture, à l’écriture qui veut aller au-delà d’un simple devoir en vue d’une validation, coute. On a du mal. Surtout pour les artistes de ce M2. Encore pire pour moi pour qui le mot a une valeur autre qu’informative. Je viens d’exorciser ma NI du vide dans une exposition et j’ai intégré l’écriture. Je l’ai rendue dessin impénétrable. Inaccessible à la raison et à l’entendement. J’ai même fait un journal direct dans une série de papiers. Journal invisible, car inintelligible, mais ô, si important dans ce processus. Et les mots… un journaliste m’a étonné en me posant des questions sur mon expo : Doina, c’est incroyable ce que tu fais aux mots : tu leur enlèves leur valeur en les rendant des signes muets qui disparaissent dans le blanc. Qui s’embrouillent dans un sfumato du dessin. Avant il y avait la parole qui valait l’honneur de l’homme, maintenant, quand tout est contrat et à l’écrit, quelle valeur pour cette parole d’honneur ? Aucune ? Je ne sais pas. Ce que je sais que la parole d’honneur a toujours sa valeur, mais la parole est aussi abstraction, est art. Par exemple, souvent je ne comprends rien à certains écrits de Beckett (Le dépeupleur), Michaux, Bataille ou ma mère, Luminitza C. Tigirlas qui écrit dans le même esprit — ce n’est pas important. L’important est ce que je peux sentir et construire à partir de ces mots qui, oui, perdent leur sens originel, leur valeur, mais qui en gagnent une autre.

Enfin, ce n’est pas sur ça que je voulais écrire, mais la réflexion suit son cours.

Qu’est-ce que j’ai écrit dans ma tête pour ce cours ? Je ne me rappelle plus, mais j’ai (re) découvert que la notion de crise formatrice est à intégrer absolument au mémoire. C’est important. Et j’ai fait cette découverte en recommençant sagement L’homme en transition dès le début. D’abord mes notes sur la toute première page, note qui a marqué et dirigé toute ma recherche : « transformation du sujet [sans passer par le social, collectif, etc.] en œuvre à être œuvre — devenir œuvre en créant ? » suivi de « autoformation identitaire ». Un concept très important ce dernier. À utiliser absolument dans le mémoire.

En revenant vers ton livre, Francis, le mot qui me frappe dès la première page « rupture » ; c’est quelque chose qui se casse, brise, disparaît, se détruit, cesse. Cesse d’exister totalement ou cesse d’exister sous cette forme. Ça devient autre chose. Et tous ces synonymes représentent quoi ? Quelque chose de mal, du négatif. Mais c’est de nouveau le négatif de Juliet qui est producteur. La rupture n’est pas le vide parce qu’elle est action. Et toute action et toute action a un effet. Cause et effet avec une cassure au milieu (ou presque). Et le sujet apprend (devrait) de ces « crises, de transitions, de passages » (p. 2). Mais mon idée n’est pas de me concentrer sur l’apprentissage en soi, je ne suis pas formatrice, je ne transmets pas des connaissances. Mais je veux voir qu’est qu’il y a dans cette rupture/crise.. Qu’est-ce qu’il y a entre la cause et l’effet (ou l’origine et l’objet, le produit de cette crise. Ou comment cette crise est là et même recherchée dans le cas de l’artiste.

Kaës dit que « l’homme de tous les vivants est celui qui éduque, forme et reforme et, par un saut souvent périlleux, crée. [1]» Donc, la création est dangereuse.

J’ai le livre de Catherine Desprats-Péquignot « Création et trauma », son article « Trauma à répétition : un “moteur” pour la création » qui est partie, à son tour d’un fameux article de Lowenfeld « Traumatisme psychique et expérience créatrice chez l’artiste », 1937.

La légende dit que la « patiente de Lowenfeld est Mme Louise [Bourgeois] elle-même. Mais ce n’est pas important, l’auteur nous fait une étude de cas qui donne du grain à moudre.

Du coup je passe de la notion de crise et de rupture vers le traumatique, vers le traumatisme. Mais, à la fin, n’est pas le même ? Ou à peu près ? Je reviendrais sur ça, maintenant voyons l’artiste de Lowenfeld [je meurs d’envie de savoir qui c’est ! Une vraie artiste ou juste une femme qui peignait et dessinait ?]
Elle, d’état anxieux, avec des troubles somatiques. Inhibitions dans son travail, sentiment d’échec, hypocondries, “mélange de timidité craintive et d’agressivité” [p. 665], sentiment d’incapacité et “sa vie était marquée par l’alternance de périodes où elle recherchait des expériences excitantes[2] — ‘une boulimie d’impressions’, pour reprendre ses propres termes — et de périodes de fuite et de repli sur soi.” [p. 667] Puis des expériences traumatisantes de son enfance qui reviennent dans ses rêves. Et un grand intérêt pour l’ésotérie et les voyantes qui ont marqué sa vie et son mode de pensée. Et, “l’élément frappant est l’importance des traumatismes dans la vie de cette patiente” [p. 669]
Lowenfel revient vers Freud et l’impossibilité d’expliquer le talent, mais “les individus doués sur le plan artistique sont sujets — et ceci sans exception ou presque — à des conflits névrotiques. Ils connaissent des périodes d’inhibition névrotique dans leur œuvre, des périodes de dépression et d’hypocondrie, la peur de la folie, et ils manifestent des tendances aux réactions paranoïdes et, assez fréquemment, à la schizophrénie.” [p. 669] J’ajouterais l’obsession. Et ces conflits semblent nécessaires quand même à la création. Le problème c’est que le traumatisme, le grain de folie même s’ils peuvent “aider” à la création [créer c’est quand même aller sans peur vers l’inconnu et générer du nouveau], l’artiste est un sujet, un individu qui aspire quand même à une sorte de “normalité”, de vie au sens commun du terme et il en souffre. Vivre dans un tourbillonnement brisant et traumatisant continu relève d’une souffrance souvent impossible de soutenir. Je me rappelle tellement du moment [il y a plusieurs années déjà] quand ma mère m’a annoncé qu’elle avait un nouveau patient : un peintre. Ma première réaction, très vive, a été de désaccord : “nous, les artistes, on ne devrait pas être en cure ! On a besoin de cette ‘folie’ pour pouvoir créer !” C’était avant que je commence ma licence en psycho. Puis j’ai compris que le problème de ce type n’était pas sa “folie” créatrice, c’était sa souffrance en tant qu’être humain qui le menait à détruire tous ses tableaux et à ne plus pouvoir les finir. C’était comme un suicide symbolique et imparable.

Suivons. L’artiste de Lowenfeld, “provoque elle-même des situations qui, dans son cas, s’avèrent traumatiques” [p. 670]

Je continue à citer :

Ricarda Huch […] nous dit-elle, ‘est constamment occupé à réagir aux innombrables stimulations qu’il reçoit, et son cœur, lieu d’élection de l’irritabilité, se torture dans ce combat, chassant en violentes pulsations le sang dans l’organisme tout entier, jusqu’à la paralysie, jusqu’à l’épuisement, en attendant que des nouveaux stimuli viennent le réveiller une fois encore’ [p. 670]
La note d’en base de page de la même citation : ‘cf. Thomas Mann : ‘Il existe un degré de cette capacité de souffrir qui fait de toute expérience une souffrance’. Cf. aussi Richard Wagner : ‘Sans cesse être la proie de conflits, ne jamais atteindre la parfaite sérénité, sans cesse traqué, sans cesse attiré et repoussé…’’ [p. 670]

Qu’est que j’en pense ? Ils ont raison. C’est vrai. C’est comme ça. Mais… quelle est l’issue ? Avoir la capacité d’exorciser toute cette partie traumatisante, qui te casse dans l’œuvre ? [même si tu cherches à te rompre de nouveau afin de créer ou ton besoin de créer est si grand et fort que peu importe que tu y laisses ta peau dans cette bataille] Ou avoir la capacité régénérative [(ré) naitre de ses propres cendres] de tolérer ce traumatisme et cette crise pour pouvoir y revenir de nouveau ?

Voilà l’introduction du livre ‘Seul dans la splendeur’ [recueil bilingue de la poésie de Keats] par Robert Davreu. ‘La capacité négative désigne une faculté qui est la faculté poétique elle-même, qu’il faut étendre et accroitre contre la tentation du renoncement qu’est l’adoption précipitée d’un dogme, d’une doctrine, d’une croyance quelconque, bref de ce que nous appellerions aujourd’hui une idéologie, fût-elle l’idéologie de la poésie. […] Négative elle n’est parce qu’elle est, non pas seulement pensée, mais intimement vécue comme une lutte de tous les instants contre toutes les forces puissantes qui poussent en sens inverse, c’est-à-dire en définitive contre la mort du sens qu’est la détermination de tout sens, contre la mort de l’amour qui est à l’horizon de toute cristallisation sur une personne, contre la mort tout court dont chacun, sitôt né, porte sans doute en lui-même le désir obscur et que signifie tout achèvement d’une identité.’ [p. 18-19]

Oui, le traumatisme n’est pas de la poésie, mais, n’est-il pas possible d’amplifier cette capacité négative vers une tolérance pas seulement du mystère, mais aussi vers une tolérance du mal [qui n’est pas le négatif] ? Maintenant je comprends pourquoi j’associais un peu la capacité négative à la résilience…



[1] Livre en ligne, pages non numérotées : http://psycha.ru/fr/kaes/1979/crise_rupture_depassement4.html#toc26 
[2] je pense que je dois faire une petite recherche sur (très de mémoire, je ne sais même pas si c’est vrai ) le « pare excitations ». C’est quoi cette barrière ?

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