Barleby Oblomov Barleby


« Il y a aussi chez Bartleby un « intrigant “I would prefer not to” qui renverrait ainsi à mille rêves refoulés, songes d’œuvres magistrales, d’opéras à l’échelle du monde, de poèmes, conçus pour courtiser tous les hommes, de toutes les cultures. » (Jouannais, 1996, p. 197). Ce « je préférerais ne pas », qui a fini par être tatoué sur mon avant-bras en fin d’année universitaire, est un rappel : soit on ne profite pas de cette liberté de préférer ne rien faire, soit on lutte contre l’impulsion de lui succomber. Bartleby le copiste, personnage du roman homonyme de Melville, a répété inlassablement cette phrase jusqu’à ce qu’il préfère ne pas s’alimenter ni même exister… Il y a une quantité de créateurs sans œuvres récoltés par Jean-Yves Jouannais (1996) et Enrique Villa-Matas (2000), mais au-delà d’un Duchamp, pour qui faire œuvre a été pendant des décennies jouer aux échecs, ou d’un dandy qui était une œuvre ambulante, il s’agit surtout d’une volonté et d’un choix d’émancipation, autant par rapport à soi-même que par rapport à l’extérieur. La liberté de faire ou de préférer plutôt ne pas faire exprime la puissance du choix qui permet de créer, de dé-créer, d’effacer, de renaître… Sur le quatrième de couverture du Bartleby ou la création de Agamben, la formule « “je préférerais mieux pas” [devient] de la puissance pure, l’algorithme d’une expérience dans laquelle le possible s’émancipe de toute raison » (2014). »


Dans mon projet de thèse je mentionne à Bartleby et le fait de vouloir (préférer ;) ) travailler sur lui et de le lier d’une certaine manière à ma recherche. Recherche qui va nulle part pour l’instant, mais… Je ne me rappelle plus comment j’ai découvert ce personnage (surement c’était à travers ma mère), mais je l’ai adoré au premier “I would prefer not to”. C’est devenu ma devise et je le porte tatoué sur mon avant bras. J’ai lu à Villa-Matas et à Jouannais avant de lire l’original de Melville et l’histoire originale m’a laissée encore plus intriguée. Le roman est simple – c’est une histoire sur un type gris qui répète une seule phrase. Mais quelle conviction ! Ma mère (toujours !) me rappelle d’un autre Bartleby : le russe Oblomov (de Ivan Gontcharov). Celui-là, c’était le grand paresseux. Et les deux préfèrent ne rien faire ! Le lien m’est apparu évident : les jumeaux sépares à la naissance, les météores, les frères. Bartleby né en 1856 aux États Unis et Oblomov en 1859 en Russie… Qu’est-ce qu’auraient pu échanger les deux géniteurs sur leurs progénitures qui sont le comble de l’apathie ?

Donc, les deux ne font rien. Ne le veulent pas. Et c’est juste maintenant que je me rends compte de la grande différence entre les deux : c’est la volonté. C’est la volonté qui les distingue qui est, justement, entre être et non être.

Pour les deux je note que ce sont le prototype de l’artiste. Sur le narrateur de Bartleby je note « il le traite comme à un artiste capricieux » et ce notaire qui raconte l’histoire se souciait réellement de ce personnage : «Je vois encore cette silhouette lividement propre, pitoyablement respectable, incurablement abandonnée ! » (p. 23) Oblomov, tout le contraire, l’un est un seigneur riche et rose, l’autre lividement propre…

Mais il n’est pas question d’aspect, c’est dans l’attitude ou dans le acte qui ne veut rien faire. C’est comment les deux refusent la vie. C’est cette volonté de l’inertie. Mais ce qui importe c’est ce qui pousse à ce rien. De Bartleby on ne sait rien. Personne ne sait rien. Ce qui le fait le préféré des philosophes.[1]

La volonté est la « Faculté de l'homme de se déterminer, en toute liberté et en fonction de motifs rationnels, à faire ou à ne pas faire quelque chose. Effort de volonté »[2] Bartleby contient toute la volonté et la détermination de ne pas faire. Oblomov veut faire mais il ne peut pas – il vit dans un monde interne, mi- rêvé, mi- vécu : celui de son enfance insouciante :

« La pensée, comme un oiseau, se promenait librement sur son visage, voltigeait dans ses yeux, se posait sur ses lèvres à demi ouvertes et se cachait dans les plis de son front, pour disparaître ensuite tout à fait ; alors, sur toute la physionomie s’étendait une teinte uniforme d’insouciance. L’insouciance se répandait de là dans les poses du corps et jusque dans les plis de la robe de chambre. 
Quelquefois le regard devenait terne et exprimait la fatigue ou l’ennui ; mais ni la fatigue ni l’ennui ne pouvaient, même pour un instant, altérer la douceur de la physionomie, tant cette douceur, qui était l’expression habituelle, non-seulement du visage, mais de l’âme, se peignait clairement dans les regards, le sourire et dans chaque mouvement de la tête et de la main. »

Je me demande : est-ce que Bartleby est vide ? Une sorte de coquille vacante de toute autre pensée que le négatif? Pour Oblomov le négatif, l’impossible se manifeste dans l’acte (impossible) : vouloir sans pouvoir. Bartleby… il peut, peut-être même il veut mais il ne répète qu’une chose. Comme un robot. Du coup je l’aime moins parce que je le découvre vide. Mais je l’admire toujours parce qu’il se tient ferme dans sa conviction. Oblomov n’est qu’un paresseux rêveur et je suis comme lui… Peu de volonté et beaucoup de rêves. Alors, un artiste… c’est un rêveur ? quelqu’un qui se maintient dans sa posture-idée coute que coute ? un paresseux ? Oui, tout ça. On a tous en nous un Oblomov qui a des accès de Bartlebysme.



P.S. En fait je voulais écrire sur Bob Ross et sur le savoir-faire du peintre mais... déjà, vaincre la paresse oblomovienne et écrire une page a été un exploit. 






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