MYSTORY


La note d’investigation de Master 1 qui est le point de partie et la base de ce mémoire Master 2 portait comme sous-titre « Le mystory du vide dans l’acte créatif pictural ». Cette recherche avait été menée sous le signe du mystory sans exposer le concept dans sa plénitude, ni en l’appliquant comme il est prévu. C’était le mot en soi qui représentait ma démarche dans la recherche (et le represente toujours, je pense) et represente aussi la démarche du devenir/être artiste, deux termes que je commence à ne plus dissocier. Mot trouvé par hasard dans un entretien avec Derrida et, même si Derrida avoue de ne pas le comprendre très bien, j’ai eu plutôt un moment Eureka. Voilà le mot qui décrit parfaitement ma recherche que j’ai nommée à un moment donné « une vivisection ». Donc, j’avais mystorygraphié sur la création en partant du vide pré-créationnel et en arrivant au non-savoir.

Maintenant il s’agit d’appliquer ce  principe, cette théorie à la formation artistique en général. En tant que méthode possiblement applicable ? Ou elle s’applique sans le savoir ? Ou faudra-t-il la rendre modèle pédagogique ?

Gregory Ulmer décrit cette technique pédagogique dans son livre Teletheory et… le mystory est plus simple à appliquer qu'à le décrire. Mieux dit il faut le faire afin de le comprendre. C'est comme le dit Ulmer lui-même: " Approcher la connaissance du côté du non savoir qu’est-ce que c’est, du côté de celui qui apprend, pas du côté de celui qui sait déjà, c’est mystory." Cette description est essentielle à la technique du mystory: la mystorygraphier, c'est une pédagogie, un exercice pédagogique qui engage l'apprentissage et la pensée intuitive.

C'est l'art de relier, d'inventer, de découvrir tout en relation/réaction avec soi-même. Mystorygraphier signifie faire recours aux émotions, aux souvenirs d'enfance, aux plaisirs de la vie (je dirais même à la sensorialité), au social, à l'extérieur… En pratique il s'agit d'un site web qui explore comment les étudiants se rapportent aux quatre éléments: carrière, famille, divertissement et communauté[1]. La construction de ces quatre éléments qui permet l'insertion du matériel graphique, visuel, sonore, devient à la fin une synthèse du comment cet étudiant pense. Il apprend sur lui-même ce qui lui permet une nouvelle approche à l'apprentissage…

Percer le mystère du mystory est difficile: l'information je la recopie sur des sites web très divers: le blog de Ulmer lui-même, des sites universitaires, blogs, etc. Un site web[2] propose des analyses plus concrètes et en abordant le mystory pas seulement en tant que technique mais en l'intégrant dans l'Electracy et dans l'EmerAgency et la situe dans une approche postpédagogique. Ce site web qui explique le genre du mystory dit que celui ci pousse l'étudiant à s'inventer à lui-même et qu'il s'agit plus de découvrir que de créer une réponse qui est multiple. Donc c'est un système de pensée plus ample. Je suis un peu réticente à opposer la découverte à la création,  mais là il s'agit bien d'une découverte de soi-même à travers d'un tissage d'éléments très différents. La création est, à priori, ex nihilo, mais tout comme la découverte mystorienne, est finalement une démarche inductive qui part de cet exercice désorientant. La création et l’autocréation  à la fin sont aussi désorientants, indescriptibles que le mystory et on les découvre en faisant.

L'image large [mystory] est l'outil magique qui permet aux egents[3] de confronter le problème, l'obstacle, le trouble de leur monde." (Ulmer, 2003, p. 183)[4]. D'une part, cette citation de Ulmer me renvoie directement vers Keats et sa capacité négative, mais ici, ce que permet d'affronter le trouble est l'outil mystory parce que : "Tandis que l'electracy ajoute des images et des sons à notre répertoire communicatif, son impact le plus significatif concerne la façon dont ces nouvelles formes d'expression aident à reconceptualiser l'humain autrement que comme cartésien, individu centré sur les formes logocentriques de pensée / douter / raisonner ».[5] - la pensée n'est plus cartésienne. Le non cartézien  je le prends dans un de non-verbal des arts visuels qui rejoint le non-savoir de Bataille «…qui n'a d'autre issue que l'extase elle-même" (1943, p. 25) Que serait l’extase dans la création si ce n’est pas la création en soi ? Et en revenant à la pédagogie à la création, l’extase bataillienne n’est que l’histoire construite sur le moi et le mystère et il faut pratiquer la capacité négative « … la faculté chez l’homme de savoir exister au sein des incertitudes, des mystères, des doutes, sans vouloir d’irritante façon rejoindre à tout prix le terrain des faits et la raison » (Keats, in Davreu, 1990, p. 17) Dévélopper cette capacité pourrait revenir à une thérapeutique, à une sorte de empowerment, mais ici il s’agit de l’autocréation d’un (futur) créateur qui doit comprendre qu’il agit sur un fondement mystère.

Je comprends que le mystory est la technique, l'application pratique de l'electracy[6], un autre concept de Ulmer qui est une pédagogie opposée à la literacy. Évidemment, Ulmer est un pédagogue dédié à l'enseignement en ligne, aux apprentissages liés aux nouvelles technologies, en spécialement l'internet. D'où l'opposition literacy / electracy, la deuxième impliquant un langage différent, plus ample. Electracy est une pédagogie :

 « Ce que la literacy est pour le cerveau analytique, l’electracy l’est pour le corps affectif : une prothèse qui améliore et augmente un potentiel humain naturel ou organique. L'écriture alphabétique est une mémoire artificielle qui soutient de longues chaînes complexes de raisonnement impossible à maintenir dans l'esprit organique. L'imagerie numérique supporte de manière similaire de vastes complexes d'atmosphères d'humeur au-delà de la capacité organique. La logique electracy propose de concevoir ces atmosphères en intelligence de groupe affective. Literacy et electracy en collaboration produisent une intégration civilisationnelle du cerveau droit et du cerveau gauche. Si la literacy se concentre sur des méthodologies de connaissance universellement valables (les sciences), la electracy se concentre sur l'état d'esprit individuel dans lequel la connaissance a lieu (arts)[7].


Mais, il ne s'agit pas seulement d'un langage nouveau relié à toutes ces nouvelles technologies, "La question qu’on poursuit ici est la suivante : quel sont les équavalents electracy de la pratique institutionnelle literacy et des formations d’identité ?"[8] Donc je le prends dans un sens plus large: c'est un mode de pensée moins rigide que le scolaire, d'où le lien que je fais avec la formation artistique.

L’éducation artistique, comme on l’a vu plus haut, actuellement est plus une guidance, un enseignement à l’autonomie et « c’est plutôt faciliter des processus où l’étudiant va trouver des réponses et construit des connaissances à travers l’expérience. A travers sa propre expérience, à travers son propre sentir » (entretien 1). Cette guidance de l’enseignant d’art ne fonctionne pas sous le signe de la literacy, puisquye l’information n’est pas universellement valable : le professeur donne des indices tirés de son expérience et l’étudiant, posé devant une information anamorphosé doit pouvoir construire une information compréhensible pour soi.

Le mystory, pour moi devient plus que la création d'un site web, plus qu'une technique: il peut devenir une sorte de philosophie de vie. Peut-être j'exagère, mais c'est une philosophie de la formation de l'artiste. Pour quoi? Parce qu'il s'agit du self / je / l'individuel / intime / personnel / social + histoire + mystère. Donc il y a trois parties de cet être humain qui fonctionne sur ces trois plans: le continuum histoire (personnelle et inscrite aussi dans la communauté; à deux faces: tourné à la fois vers l'intérieur et vers l'extérieur) agrémenté du mystère de la création personnelle. 

Le mystory, tout comme la création artistique « n’est pas dialogique, participative ou communale »,  « même si le but de l’exercice est de révéler notre dépendance aux autres » . Ulmer (1989) a proposé que «la meilleure réponse à la lecture d'une mystory serait le désir d'en composer une autre, pour soi-même»[9] Je lie cette idée à l'inachèvement qui implique plus qu'une continuation du même voyage, la prise de nouvelles routes : une œuvre  qui appelle la suivante, une découverte qui éveille le désir d’en faire une autre, l’inspiration venue de l’extérieur qui donne envie de respirer soi-même…

            Faire une mystory ou, comme j’essaie de le postuler, rendre sa vie une mystory en action c'est aussi un mouvement  d'émancipation de l'apprenant de son maitre. Peut-être même d’émancipation de soi-même : de ce qu’on croit/pense qu’on sait, de ses limites. C'est la découverte qu'il fait - soit sur lui-même, soit sur son travail. Ça rejoint la devise de Ulmer lui-même et qui appartiendrait au poète japonais Matsuo Bashō) " ne pas suivre les traces des maîtres, mais chercher ce qu'ils cherchaient"

            Mais si on parle du mystory en tant que technique formative, on est plein dedans une relation pédagogique. Relation qui est bilatérale puis c’est l’enseignant aussi qui doit découvrir le comment de la transmission qui n’est pas directe (on enseigne beaucoup plus facilement un métier commun qui n’implique pas à (s)’inventer toujours).

          Le mystory fait l’effet du punctum qui vient casser ce qui est inscrit déjà. « Jeff Rice (2007) a caractérisé cette piqûre comme une sorte de moment « Aha! », qui éveille l'étudiant à voir des relations inattendues et à poser des questions imprévues. Un moment surprenant, soulignant qu'il s'agit d'une émergence kairotique pour laquelle nous ne pouvons nécessairement pas planifier et que nous ne pouvons certainement pas garantir (pp 172-173). Le moment Aha ! surprenant n'est pas fonction de la maîtrise pédagogique mais de la sérendipité pédagogique. »[10] Le kairos et la séréndipité dans la formation artistique s’appliquent aussi bien à l’apprenant qu’à l’enseignant.[11]   

       D’une part, l’étudiant doit avoir la capacité de décoder, rendre sienne une information qui, en apparence, n’est pas claire pour lui[12] mais qui peut s’éclairer au moment le plus inatendu comme si elle travaillait dans un back-ground. La séréndipité est pour les deux : l’art de la trouvaille, d’où sortent les réponses et comment elle entrent. C’est un processus transformationnel. L’enseignant doit trouver en lui, dans ses connaissances, dans son expérience une manière de se rendre explicite à quelqu’un qui a une expérience, une vision différentes. Puis, il ne s’agit pas de créer des bonzaïs, c’est plutôt mystorygraphier à deux la formation.

            Pour visualiser un peu mieux l’application du mystory dans l’(auto)formation artistique je la represente graphiquement comme un triangle où le mystère est la base, le fondement duquel et vers lequel partent l’histoire du moi. Le mystery/mystère comme assise et structure d’appui c’est parce que la création et mystérieuse, ainsi que ses pourquoi.











[3] un autre terme ulmerien
[6] Je laisse ces termes en anglais – je ne crois pas que je devrais tenter une traduction ; traduction qui signifierait l’invention d’un nouvel mot dans une langue qui n’est pas la mienne.  
[7] http://users.clas.ufl.edu/glue/longman/pedagogy/electracy.html  et c’est la formation artistique, auto- ou par autrui.
[8] idem
[11] Ces deux-là… c’est de là que je dois entamer la réflexion sur l’anamorphose qu’on peut la visualiser dans sa vraie forme (intelligible) qu’en se plaçant au bon endroit, peut-être même au bon moment. Puis, peut-être il faut se rendre compte qu’on se trouve devant une forme anamorphique ? Comment ça se passe ? Et comment trouve-t-on le bon angle d’où on peut visualiser la vraie forme. Quoique la forme anamorphe est aussi vraie dans son essence – elle a juste besoin d’être abordée du bon côté.

[12] C’est rare qu’on professeur d’art dise de manière directe : « mets du bleu là » ou « fais une ligne plus grosse au milieu » ; les conseils sont toujours plus vagues

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