Le texte du jour
« Pourquoi ne pouvons-nous demeurer enfermés en nous ? Pourquoi poursuivons-nous l’expression et la forme, cherchant à nous vider de tout contenu, à organiser un processus chaotique et rebelle ? Ne serait-il pas plus fécond de nous abandonner à notre fluidité intérieure, sans souci d’objectivation, nous bornant à jouir de tous nos bouillonnements, de toutes nos agitations intimes ? Des vécus multiples et différenciés fusionneraient ainsi pour engendrer une effervescence des plus fécondes, semblable à un raz de marée ou un paroxysme musical. Être plein de soi, non dans le sens de l’orgueil, mais de la richesse, être travaillé par une infinité intérieure et une tension extrême, cela signifie vivre intensément, jusqu’à se sentir mourir de vivre. Si rare est ce sentiment, et si étrange, que nous devrions le vivre avec des cris. Je sens que je devrais mourir de vivre et me demande s’il y a un sens à en rechercher l’explication. Lorsque le passé de l’âme palpite en vous dans une tension infinie, lorsqu’une présence totale actualise des expériences enfouies, qu’un rythme perd son équilibre et son uniformité, alors la mort vous arrache des cimes de la vie, sans qu’on éprouve devant elle cette terreur qui en accompagne la douloureuse obsession. Sentiment analogue à celui des amants lorsque, au comble du bonheur, surgit devant eux, fugitivement mais intensément, l’image de la mort, ou lorsque, aux moments d’incertitude, émerge, dans un amour naissant, la prémonition de la fin ou de l’abandon. »
Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir, 1934, trad. André Vornic revue par Christiane Frémont, dans Œuvres, (Quarto Gallimard, 1995) p.19 (https://www.franceculture.fr/emissions/les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance/emil-cioran-14-penser-contre-soi)
Voilà sur ce que je tombe en ce moment quand je pensais quoi répondre à Sandrine qui m'a senti un peu pessimiste et inquiète sur le forum... C'est une continuation de la réflexion sur l'expérience intérieure et une explication, aussi. Je voudrais, d'une part de rester enfermée en moi-même, sans me vider, mais... c'est une utopie. Je me vide à chaque oeuvre, c'est là l'essence de ma création et chercher l'ordre et une sorte de sens et travailler ce que me travaille est aussi nécessaire. La langue c'est ce que nous fait humains, êtres dotés de raison et je jouis beaucoup du côté "chaotique et rebelle" mais il y a aussi la peur de ce perdre la dedans et la parole, souvent, peut être comme une bouée de sauvetage.
Cioran. Comme lui, je suis roumaine et ce pessimisme qui apparait ô si souvent je le considère un peu comme un héritage. Les "cimes du désespoir" ne me semblent pas du tout une abime noire de la dépression, ce sont des sommets quand même, brumeux et dangereux, mais élévations quand même. "Doina", mon prénom, est d'ailleurs un genre de chanson qui remonte d'avant la conquête romaine et le verbe associé au fait de la chanter (a doini) est associé toujours à l'expression de la tristesse. Un peu de mélancolie héréditaire que je porte dans mon nom même!
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