Expériences 2
J’ai
choisi ce titre parce que la formation d’un sujet (pas seulement d’un créateur,
artiste) passe par l’expérience et se forge sur et à partir d’elle. Ici, il
s’agit, de toute évidence de l’expérience en tant qu’événement marquant, crise
— de l’expérience traumatisante qui collabore à sa manière à cette construction
d’un soi créateur. C’est le côté négatif de l’expérience, qui n’est pas
formateur à première vue. Des moments extraordinaires, même dans leur
simplicité apparente.
3.1.2. Un moteur pour la création
Il y a du danger dans l’acte de
créer, pas seulement de la souffrance. Sylvie Le Poulichet (1996) le nomme « L’art du danger ». Catherine Desprats-Péquignot (1998)
dit « Création et trauma ». Pour Lowenfeld (1977), il y a même une
traumatophilie de l’artiste…
Dans les
Problématiques III où Jean Laplanche (2002) traite justement de la
sublimation, la partie négative de celle-ci n’est pas esquivée : il y a
l’irreprésentable, la pulsion de la mort, douleur et traumatisme. Où se trouve
l’origine des forces qui impulsent à la sublimation ? Laplanche lui-même se
base sur un article écrit par Lowenfeld en 1941 et qui décrit le cas d’une
artiste peintre qui non seulement était traumatisée, mais qui était à la
recherche, d’une certaine manière, du traumatisme. Ainsi, « … ces forces sont celles qui naissent du
traumatisme, en même temps ce sont celles qui incitent à renouveler sans cesse
le traumatisme dans une sorte de cercle vicieux ; mais c’est le traumatisme le
point exact de cette sorte de néogenèse d’une énergie qui impulse à la
sublimation.[1] » (Laplanche, 2002, p. 204).
Qu’est-ce que c’est le
traumatisme ? C’est un moment de crise, mais qui dépasse cette notion — le
traumatisme est le mal et fait effraction. « Traumatisme » (blessure, en
grec ancien) est un terme apparu d’abord dans la médecine et fut importé plus
tard dans le domaine de la pathologie mentale pour désigner les blessures
psychiques. La définition première du traumatisme renvoie à sa racine repérable
dans le temps, l’existence d’un événement déclenchant, « sans cet événement, le trouble ne serait pas apparu ». [2]
Le traumatisme désigne une effraction du psychisme, une rencontre avec la mort
et son réel. Un événement extérieur qui produit une grave perturbation dans
l’économie énergétique de l’organisme (Freud, Au-delà du principe de plaisir,
1920, p. 28). Cet événement extérieur peut aussi bien provenir des
excitations internes ou d’une accumulation de traumas partiels qui prennent
force par addition. Quelle que soit l’origine ou la forme du traumatisme,
interne ou externe, une perturbation psychique semble apparaître sur un terrain
fragile, vulnérable. Or, les artistes et les créateurs en général semblent
disposer d’une « faculté supérieure à la
normale d’accéder à l’inconscient »[3]
et une plus grande sensibilité psychique. Serait-ce cette même sensibilité celle
qui pousse le créateur à la recherche du trauma ou des situations pénibles ?
Cette question pourrait-elle être développée selon la prémisse de J. Laplanche
où il affirme sans la moindre des doutes que l’énergie et les forces qui
stimulent à la sublimation « naissent du
traumatisme… incitent à renouveler le traumatisme en une sorte de cercle
vicieux » (2002, p. 210) ?
Lowenfeld continue son
analyse : [elle] «« est
constamment occupé à réagir aux innombrables stimulations qu’il reçoit, et son
cœur, lieu d’élection de l’irritabilité, se torture dans ce combat, chassant en
violentes pulsations le sang dans l’organisme tout entier, jusqu’à la
paralysie, jusqu’à l’épuisement, en attendant que des nouveaux stimuli viennent le réveiller une fois encore » (1977,
p. 670). La note de bas de page de la même citation dit : « cf. Thomas Mann : “Il existe un degré
de cette capacité de souffrir qui fait de toute expérience une souffrance”. cf.
aussi Richard Wagner : “Sans cesse être la proie de conflits, ne jamais
atteindre la parfaite sérénité, sans cesse traqué, sans cesse attiré et
repoussé…” » (1977, p. 670). Alors, le sujet qui a la capacité de
réaliser le travail-tripalium de la création artistique est un sujet sensible,
perméable à toute excitation venant de l’extérieur — ses défenses sont basses
et tout peut être amplifié dans son esprit. « En termes
économiques, le traumatisme se caractérise par un afflux d’excitations qui est
excessif, relativement à la tolérance du sujet et à sa capacité de maîtriser et
d’élaborer psychiquement ces excitations. »[4]
Est-ce que c’est le pare-excitations
qui est trop fin chez un créateur ? Le pare-excitations, qui me fait penser à
la frontière perméable de mon iceberg qui sépare le tangible de l’invisible
(néanmoins présent) du négatif, est plus une fonction qu’une limite et protège
« l’organisme contre les excitations en provenance du monde extérieur qui,
par leur intensité, risqueraient de le détruire. L’appareil est conçu comme une
couche superficielle enveloppant l’organisme et filtrant passivement les
excitations. » (Laplanche, Pontalis, 1967, p. 302). D’une part, c’est
comme le moi-peau de Anzieu qui contient et soutient, de l’autre part il faut
bien des perforations… Il ne peut pas y avoir une protection totale de l’être —
la vie n’est pas une bulle stérile qui sépare du monde. Je trouve que celle ou
celui qui ose sortir quelque chose de nouveau, inexistant auparavant, d’un mal
nommé néant doit être plus poreux, plus ouvert aux choses ou aux événements de
ce monde — plus sensible aussi.
Je ne dirais pas qu’un
créateur cherche à être traumatisé au sens direct du terme : les
événements qui affectent et bousculent la vie de racines ne sont pas
recherchés. Personne ne veut la mort, la maladie des proches ou de soi — ce ne
sont pas des épisodes qui « aident » à créer, on pourrait avoir la capacité de
créer malgré eux. J’ai évité jusqu’ici de citer Vincent Van Gogh, mais il a
laissé quand même le témoignage parfait, dans son œuvre et dans sa
correspondance avec Theo Van Gogh, son frère. « … plus je deviens dissipé,
malade, cruche cassée, plus moi aussi je deviens artiste, créateur, dans cette
grande renaissance de l’art de laquelle nous parlons[5] »
(…) « … j’ai cherché autre chose qu’une carrière de martyr, pour laquelle je
ne suis pas de taille.[6] » ;
certes, Van Gogh est le prototype de l’artiste tourmenté par ses démons, mais
je trouve que la souffrance, le traumatique peut aller de main avec le
ravissement. L’enchantement devant les choses vues-perçues qui peut être assez
douloureux. C’est aussi l’extase traumatisante — le trop-plein de bonheur ou de
plaisir. C’est l’éblouissement devant un champ jaune de tournesols ou le manque
d’air devant une pleine lune ; ce sont des moments qui laissent des traces et
peuvent faire effraction en nous comme un traumatisme.
Quand Henry Lowenfeld (1977) affirme que
« la susceptibilité aux traumatismes, une
propension marquée à l’identification, le narcissisme et la bisexualité,
constituent des phénomènes indissociables chez l’artiste… se manifeste une traumatophilie qui contraint l’artiste
à aller au-devant du traumatisme, puis à le surmonter, en une répétition à
l’infini » (Lowenfeld, 1977, p.677) et aussi Catherine
Desprats-Pequignot dans son article « Trauma à répétition : un moteur pour
la création » parle du « trauma (qui)
peut devenir un outil de travail et un matériau de construction dans la
réalisation d’une œuvre » (2004, p. 191), je me demande s’ils se
limitent uniquement à de réelles blessures psychiques et physiques. La patiente
de Lowenfeld avait des troubles somatiques, des inhibitions dans son travail,
sentiments d’échec, hypocondries, « mélange
de timidité craintive et d’agressivité » (1977, p. 665), sentiment
d’incapacité et « sa vie était marquée
par l’alternance de périodes où elle recherchait des expériences excitantes — “une
boulimie d’impressions”, pour reprendre ses propres termes — et de périodes de
fuite et de repli sur soi. » (1977, p. 667). Il s’agit là aussi de
sensations fortes et d’expériences marquantes et excitantes et pas uniquement
de blessures.
On revient vers l’expérience comme base du
devenir d’un sujet et dans le cas d’un créateur, c’est aussi la perception de
cette expérience qui est importante. Une expérience à priori traumatisante peut
être facilement « exorcisée » dans la création d’une œuvre. Il s’agit de
surmonter, de travailler, faire quelque chose avec. Je chéris le mot « exorciser » :
chasser les démons qui ont possédé quelqu’un… On est, à la fin, possédés par
des choses et les artistes mettent à l’extérieur ce qui les tourmentent à
l’intérieur. Hop ! Démon dehors ! Et on peut continuer à vivre ! Sauf qu’on est
plein de démons, on les attire, on a le sang doux pour eux. On leur plait, à
ces démons… On est délicieux. Et on déborde. On les vomit dans l’œuvre… La
question démoniaque (métaphorique, bien sûr) n’est pas à aborder uniquement
sous l’angle de la possession — Freud décrit Une névrose
démoniaque au XVIIe siècle
où un peintre « vend » son âme au diable pour pouvoir peindre :
« Cela parait tout à fait illogique, absurde,
que cet homme joue son âme, non pour quelque chose à recevoir du Diable, mais
pour quelque chose à accomplir en faveur de celui-ci. Plus étrange encore est l’obligation
qui incombe au peintre. »… « Le
cours des idées du peintre ayant motivé son acte, semble donc avoir été le
suivant : il a perdu, de par la mort de son père, toute envie et capacité
de travail ; si donc il trouve un substitut de ce père, il espère récupérer
cette perte. » (Freud, 1923 pp. 11-12)
C’est aussi la force obscure qui permet de
créer. Le peintre décrit par Freud ne reçoit pas grand-chose en retour, contrairement
à Faust : juste le désir de travailler. Et si le travail est intimement
lié à la souffrance… Mais c’est les deux choses en même temps : bonheur et
douleur. Ainsi, le démon, ce n’est pas le mal, ça peut être le diable de la
beauté qui ne veut que ça : remplir sa vue du beau… C’est l’extase qui
provoque la souffrance.
Ce qui importe est ce que l’on fait avec
ce trauma. Il faut avoir d’abord une capacité pour créer et une capacité pour
absorber ce négatif. Le traumatisme n’est pas essentiel, tout le monde est plus
ou moins traumatisé, tout le monde est marqué par des événements et
impressionné par la mort… Le trauma devient un outil (Desprats-Pequignot) et c’est
un des facteurs. Les autres facteurs impliquent aussi un mode de pensée
différent du cartésien et l’acceptation du mystère, de l’inconnu et tout cela
en ayant à la base une sorte de noyau génétique (don, talent, prédisposition…)
qui passe par l’expérience, qui passe par les autres, qui apprend aussi…
[1] Traduction personnelle depuis Laplanche, J.,
Problematicas III, Amorrortueditores, Buenos Aires, 2002
[3]Lowenfeld, H. C. , Traumatisme
psychique et expérience créatrice. Psychanalyse à l’université, 1977, 2.8,
pp.665-678
[5] lettre du 29 juillet 1888 (éditions Gallimard, 2005,
p. 78
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